Coup de coeur de Aline Sirba, notre jeune critique littéraire, qui choisira régulièrement de belles pages, de belles plumes
...spécialement pour les lecteurs de Le vent se lève !
Parmi les
millions d’acteurs plus ou moins (d’ailleurs moins que plus) consentants qui
vont jouer leur rôle dans la Grande guerre, l’auteur extrait cinq destins
individuels, des hommes qui ont des prénoms, des noms, des métiers, des
familles, et qui partent vers ce qui ne doit durer que quelques semaines, et
qui durera quatre ans. L’attention se focalise plus particulièrement sur un jeune
homme prénommé Anthime, comptable dans une petite entreprise familiale, et qui
lui aussi va participer malgré lui à cette tragédie humaine.
Il s’agit de redonner une familiarité
et une vie à ceux dont les noms ornent les monuments aux morts des villages de
France. Pourtant, ce n’est pas avec de grands mots, de grandes phrases, de faits
plus ou moins héroïques déjà lus, appris dans les manuels scolaires, que Jean
Echenoz s’approche de la guerre ; ici, pas de date, juste une, « 14 »,
et encore, amputée de deux autres chiffres, (19)14, comme si l’on n’en
connaissait pas la fin, à l’instar des personnages ; et c’est ce qui est
singulier, car l’auteur écrit au présent, temps simple par excellence, temps de
l’expérience immédiate, de l’histoire, non de l’Histoire.
Jean Echenoz dépeint avec
sobriété la vie dans les tranchées, et avec cette économie de moyens il mène le
récit tambour battant. Il balaie délibérément d’un revers de plume les grandes
dates, les grands événements, parce que tout ça « a été décrit mille
fois » ; lui, ce qui l’intéresse, ce n’est pas « l’opéra »,
c’est la guerre à hauteur d’hommes, ce sont les figurants qui la composent et
qui s’animent dans les détails : les uniformes trop grands ou trop petits,
costumes qui sont distribués à des comédiens qui n’ont pas appris leur texte et
qui vont devoir improviser sur la scène de ce drame à échelle tellement plus
grande qu’eux, mis en musique par des orchestres officiels de pacotille qui tombent
au front comme les autres ; les jours se ressemblent, nul besoin d’emphase
pour comprendre les blessures, la peur, la saleté, les poux, la faim, la mort
de près. L’instinct grégaire est plus exacerbé que jamais : on veut rester
entre « copains », seuls repères parmi cette masse humaine et cette
promiscuité imposée des tranchées et des « boyaux ». Pour autant,
Echenoz n’épargne pas son lecteur : « Anthime a vu, cru voir encore
des hommes en trouer d’autres juste devant ses yeux, tirant aussitôt après pour
dégager leurs lames des chairs par effet de recul. » Voilà la
déshumanisation, symbolisée aussi par les animaux qui, privés de bergers, de
gardiens, de fermiers, reprennent leurs droits sur les humains, qui à leur tour
deviennent des bêtes traquées par l’ennemi dont on ne sait jamais trop bien qui
il est en réalité, ceux d’en face ou ceux qu’on ne voit jamais qu’à l’arrière,
prêts à fusiller pour l’exemple les déserteurs en puissance.
Mais 14 est aussi un roman d’amour et de vie. La fraternité, la
compassion et la soif de liberté ne sont pas émoussés par l’atrocité ; 14 raconte aussi le roman familial qu’un
mauvais tour de passe-passe de l’Histoire a fait dévier de sa tranquille
destinée. Le personnage féminin qui innerve le livre tout entier, c’est Blanche,
au prénom de circonstance ; cette femme, simple et courageuse, est
l’emblème de toutes celles qui ont dû prendre leur destin en main parce que l’Histoire,
la grande, leur a volé leur homme, leur jeunesse et l’insouciance de leurs vingt
ans. Blanche choisit la vie au milieu de ce champ de bataille, elle met au
monde un enfant, puis un second, d’un autre homme, qui, lui, en est revenu, de
14.