Récapitulatif des 30 chroniques publiées, de la plus récente à la plus ancienne :
N° 30 |
Date de la chronique 19/6/2013 |
Titre L'autobus |
Auteur Eugenia Almeida |
Editeur Metailié |
Date d'édition 2007 & 2012 |
29 28 27 |
13/6/2013 05/06/2013 30/05/2013 |
Cette nuit là Long week end Liberté dans la montagne |
Gila Lustiger Joyce Maynard Marc Graciano |
Stock Philippe Rey José Corti |
2013 2012 2012 |
26 | 22/05/2013 | La singulière tristesse du gâteau au citron | Aimée Bender | Ed. de l'Olivier | 2013 |
25 | 15/05/2013 | La pirouette | Eduardo Halfon | Quai Voltaire | 2013 |
24 | 09/05/2013 | Le spectre d'Alexandre Wolf | Gaïto Gazdanov | Viviane Hamy | 2013 |
23 | 17/04/2013 | Sur la scène intérieure | Marcel Cohen | Gallimard | 2013 |
22 | 10/04/2013 | Beatus Ille | Antonio Munoz Molina | Points Seuil | 2013 |
21 | 03/04/2013 | La splendeur de la vie | Michael Kumpfmüller | Albin Michel | 1989 &2012 |
20 | 28/03/2013 | Easter parade | Richard Yates | Robert Laffont | 2013 |
19 | 21/03/2013 | La rose dans le bus jaune | Eugène Ebodé | Gallimard | 1976 & 2013 |
18 | 13/03/2013 | Le détour | Gerbrand Bakker | Gallimard | 2013 |
17 | 20/02/2013 | Esquisse d’un pendu | Michel Jullien | Verdier | 2013 |
16 | 13/02/2013 | Adèle et moi | Julie Wolkenstein | P.O.L | 2013 |
15 | 07/02/2013 | Certaines n’avaient jamais vu la mer | Julie Otsuka | Phébus | 2013 |
14 | 30/01/2013 | Barococo | Yû Nagashima | Philippe Picquier Poche | 2013 |
13 | 23/01/2013 | Le bruit des choses qui tombent | J.G. Vasquez | Seuil | 2012 |
12 | 16/01/2013 | Le retour de Silas John | Tom Franklin | Albin Michel | 2009 & 2012 |
11 | 09/01/2013 | L'oratorio de Noël | Göran Tunström | Actes Sud, Babel | 2012 |
10 | 19/12/2012 | L'assassin à la pomme verte | Christophe Carlier | Le temps qu'il fait | 2012 |
9 | 16/12/2012 | Post-scriptum au chien noir | Jean-Claude Tardif | Le temps qu'il fait | 1987 & 1993 |
8 | 05/12/2012 | Les lisières | Olivier Adam | Flammarion | 2012 |
7 | 01/12/2012 | Alamut | Vladimir Bartol | Libretto | 1938 & 2012 |
6 | 21/11/2012 | Lame de fond | Linda Lé | ChristianBourgeois | 2012 |
5 | 14/11/2012 | Anima | Wajdi Mouawad | Actes Sud | 2012 |
4 | 07/11/2012 | Photo de groupe au bord du fleuve | Emmanuel Dongala | Actes Sud | 2012 |
3 | 26/10/2012 | La gardienne du château de sable | Christian Estèbe | Finitude | 2012 |
2 | 31/10/2012 | A travers les champs bleus | Claire Keegan | Sabine Weispeiser | 2012 |
1 | 17/10/2012 | 14 | Jean Echenoz | Minuit | 2012 |
Chronique du 19 juin 2013
Prochain arrêt :
l’oppression.
L’Autobus, Eugenia Almeida (Métailié, 2007, Métailié Suites
2012)
« Cela
fait trois soirs que l’autobus passe sans ouvrir ses portes. Le village est
sous une chape métallique. Grise et légèrement ondulée. Le seuil des maisons
est maculé de terre et l’absence de pluie rend les chiens nerveux. » L’incipit,
concis et vigoureux comme le roman tout entier, installe le cadre inquiétant :
pourquoi le bus passe-t-il sans s’arrêter dans ce petit village de la campagne
argentine profonde ? Ce ne sont pourtant pas les voyageurs qui manquent devant
l’hôtel-restaurant de Rubén. Il y a ce jeune couple inconnu qui guette impatiemment
l’heure du départ, ainsi que la sœur de l’avocat Antonio Ponce, Victoria, venue
rendre visite à son frère et à sa belle-sœur Marta. Néanmoins, malgré les
signaux répétés de l’avocat, le conducteur s’obstine à traverser le village à
bord de son véhicule et à s’enfoncer dans la nuit sans prendre de passagers. Peu
après, ce sont les trains qui ne passent plus, l’ordre a été donné de laisser
les barrières abaissées. Ces changements inexplicables provoquent tour à tour
la stupéfaction, l’interrogation, puis la résignation des habitants.
Le roman est
construit comme une pièce de théâtre, avec un art consommé des dialogues qui
nous en apprennent long sur ce village anonyme, semblable à mille autres comme lui,
perdus au fin fond du pays. Il est traversé par une voie ferrée qui divise
littéralement le village en deux : du « bon côté », on compte les
notables, les commerçants, les plus aisés ; de l’autre côté vivent les
paysans, les ouvriers, les pauvres, ceux qui mènent forcément une mauvaise vie.
Ils ne se mélangent pas. Seul Gomez, le livreur à vélo, va et vient toute la
journée en franchissant les limites du passage à niveau que lève et abaisse le
garde-barrière. Ponce, l’avocat, bien que faisant partie des nantis, habite cependant
une maison du « mauvais côté ». Promis à une brillante carrière dans
la capitale, il a épousé la fille d’un juge éminent de Cordoba pour réparer une
erreur de jeunesse, et depuis ce mariage voué d’emblée à l’échec, il nourrit
une haine féroce à l’égard de sa femme qu’il a décidé de tuer socialement en
venant s’installer dans ce patelin reculé. Il met par là-même un terme à ses propres
ambitions et passe désormais son temps à faire des mots croisés et à jouer une
interminable partie d’échecs solitaire. Plus qu’une distraction, la visite de
Victoria est une énigme, la jeune femme voudrait confier ses angoisses à son
frère à propos de changements survenus à la ville dont elle est le témoin, de
l’atmosphère étouffante qu’elle retrouve ici, depuis que son départ est différé
par les caprices de la régie des transports.
Les deux jeunes gens de l’hôtel sont
excédés et les commérages vont bon train : lui est sûrement un commis
voyageur venu retrouver là, dans ce village si respectable, sa petite amie, une
fille de mauvaise vie venue d’on ne sait où. D’ailleurs, à bout de nerfs après
quatre jours à attendre un car qui ne s’arrête pas, lorsqu’ils décident de
partir à pied pour gagner le village voisin, personne ne les retient. En même
temps que le climat est de plus en plus lourd, le passage de l’autobus devient
une attraction pour les villageois excités par la curiosité, qui s’endimanchent
pour venir s’agglutiner à l’arrêt, devant le café de Rubén, comme au spectacle,
« une foule […] s’enthousiasmant pour une corrida. Sauf que personne ne se
demande qui est le torero et qui va mourir pour le plaisir des autres ».
Les conjectures se répandent, les suspicions se lisent dans les regards, les
langues se délient : on a entendu parler de « personnes très dangereuses »
à la radio, des « suspects » seraient même recherchés. L’inquiétude gagne
du terrain, d’autant que la situation isolée du village devenu prison ne permet
pas de lever les suppositions les plus folles. Les nouvelles ne parviennent
plus, les journaux ne sont plus livrés, la radio est muselée, on n’entend plus
que le silence assourdissant imposé par les militaires qui rôdent, rompu seulement
par les rires aigus de Marta qui devient hystérique et s’agite du matin au soir
tel un pantin détraqué. Seule la jeune sœur de l’avocat sait que des événements
terribles se produisent depuis quelques temps : des livres disparaissent de
la bibliothèque, les ouvriers se sentent menacés, on entend régulièrement des
fusillades, on a même retrouvé des corps criblés de balles dans les fossés…La
loi est imposée par la force, la torture, le meurtre. La gangrène autoritaire
est en passe de gagner tout le pays. Victoria, Rubén et Gomez sont seuls conscients
du drame qui se joue et doivent se rendre à l’évidence : le petit village jusqu’alors
épargné est à son tour visé, l’armée semble avoir pris le contrôle des déplacements,
et ce n’est plus le commissaire local qui fait régner l’ordre, ce sont les
militaires qui se chargent désormais de « veiller » sur les individus.
Le roman d’Eugenia
Almeida instille l’angoisse jusqu’à la fin, même si, tels des spectateurs de
théâtre, nous savons ce qui se trame en Argentine dans ces années-là, où les militaires
sont en train de s’emparer du pouvoir. Une simple anecdote suffit à décrire de
manière percutante l’organisation de la répression sous les yeux d’une
population passive et fataliste. Lorsque la consigne est : « oubliez
ce que vous voyez, oubliez ce que vous entendez », seuls quelques esprits éclairés
percent la terrible réalité que certains oseront rapporter, conscients que les
ravages de la dictature n’ont pas de limites temporelles.
Aline Sirba, 19/06/2013.
Chronique du juin 2013
Confidences pour confidences.
Cette nuit-là, Gila Lustiger (Stock, 2013)
La génération d’écrivains allemands nés après la
guerre, dont Gila Lustiger fait partie, commence à s’affranchir de son lourd
passé historique et de la culpabilité collective. Les questionnements n’en sont
pas pour autant oubliés mais coexistent désormais avec des thèmes contemporains
et plus individualistes. Gila Lustiger est née en Allemagne en 1963, elle est
déjà l’auteur de plusieurs romans ; le dernier, Cette nuit-là, nous fait entrer dans l’intimité d’une famille à un
moment particulièrement douloureux.
Paul
Bergmann vient de mourir d’un cancer dans la maison familiale où il a voulu retourner
vivre ses derniers mois auprès de sa sœur Clara, pour épargner à sa femme,
apprendra-t-on plus tard, la souffrance de le voir déchoir et partir. Dans cet
entre-deux immédiat qui suit la mort et qui précède les « rituels du
chagrin », Tania et Lisa, ses nièces, vont passer la nuit à dialoguer,
pendant que leur mère, qui s’est occupée de son frère depuis des semaines, se
repose dans sa chambre. A la fois épuisées mais secrètement soulagées, les deux
sœurs se retrouvent dans un huis-clos qui prend tour à tour les allures d’un
« ring », d’une prison ou d’un cocon. Le dispositif narratif alterne
les points de vue et les voix de chacune des deux jeunes femmes, ce qui permet
au lecteur omniscient d’avoir accès à leurs pensées les plus profondes. Dans ce
temps suspendu, le passé resurgit à la lueur des souvenirs, des confidences et
des albums photos, et la dernière nuit en présence de ce mort qui a pris tant
de place de son vivant est propice aux confessions, aux révélations et aux
remises en question. Tania est l’aînée : à 38 ans, c’est une brillante
économiste, mariée et mère d’une fillette. Lisa, sa cadette de deux ans, est
célibataire, elle exerce le métier de dramathérapeute, à défaut d’avoir pu devenir
comédienne comme son oncle le souhaitait, et oppose à la vie bien rangée de sa
sœur un tempérament candide, idéaliste et toujours prompt à la révolte.
D’abord groggys par cette mort
attendue qui les laisse orphelines, comme après une lutte acharnée dont elles
connaissaient pourtant l’issue tragique, les deux sœurs montrent des sentiments
ambivalents envers cet oncle dont elles ont leur vie durant recherché la
protection, l’approbation, mais aussi fui l’emprise, le despotisme ironique, dans
une tension permanente entre amour et révolte. A sa mort, les quatre femmes de
sa vie, son épouse Anne qui s’est toujours sentie à l’écart, sa sœur
Clara, dépressive chronique, et ses deux nièces qu’ils considérait comme ses
filles, sont abandonnées à leur sort. Paul, figure tutélaire du
« clan » Bergmann, a toujours dicté ses règles et ordonné la vie de cet
entourage féminin, à la fois « ogre menaçant » et homme attentionné, fui
et adoré, tyran sarcastique et sauveur providentiel. Il était « une étoile
fixe autour de laquelle tout gravitait », rien ne lui échappait, en régent
de ce « petit univers hermétique » auquel Tania et Lisa n’ont jamais
pu se dérober définitivement, jusqu’aux derniers instants.
Les
souvenirs alternent avec l’analyse psychologique de cette famille désormais
amputée de son membre le plus influent, et, comme il arrive souvent, ce qui est
supprimé fait encore étrangement souffrir. Tania et Lisa expérimentent différentes
phases : elles se soutiennent l’une l’autre puis s’affrontent, se
décochent des remarques acides, fument ensemble un joint en guise de calumet de
la paix, se lancent à nouveau des piques pour retourner au silence et se
préparer aux sentiments réels de perte et d’affliction. Au fil des heures qui
s’égrènent, on découvre que Tania, à la réussite sociale insolente, ne mène pas
une vie aussi régulière et sage que son image le laisse paraître : elle avoue
à sa sœur qu’elle a un amant, et que leur oncle l’avait percée à jour. Lisa, quant
à elle, apprend au cours de cette nuit à se défaire de ses certitudes. Elle qui
a toujours considéré leur mère comme une victime malchanceuse et dévouée, vacille
en apprenant que Tania lui connaissait une double vie adultérine, et qu’elle
s’en était là encore ouverte à l’oncle Paul, décidément dépositaire de tous les
secrets de la famille. L’idée d’avoir été exclue de ces petits arrangements
avec la vérité remet en question son statut inconscient de préférée, ce qui
pour Lisa est non seulement intolérable mais bouscule aussi l’ordre établi et
réconfortant des hiérarchies de la famille. Elle-même qui affiche une attitude si
ostentatoirement libérée confesse qu’elle subissait l’ascendant de Paul, qui
exigeait qu’elle lui raconte les histoires les plus intimes de sa vie, et qu’elle
se prêtait volontiers à ce petit jeu malsain. Ces révélations en amènent
d’autres en retour qui montreront que l’oncle Paul aura été le catalyseur de ces
jeux de rôles. « Personne n’est comme on le croit », dit Tania à Lisa,
et dans cette parenthèse temporelle et spatiale, où l’ombre de l’oncle plane
toujours et continue de susciter le respect et la crainte, rien n’est plus vrai,
et ces deux jeunes femmes qui semblent mener leur vie comme elles l’entendent se
rendent compte qu’elles ont toujours été un peu les jouets de la volonté de cet
homme à fois adulé et haï, dont seule la mort permet d’arracher les masques.
Aline Sirba, 12/06/2013 .
Chronique du 5 juin 2013
Un goût de tarte aux pêches.
Long week-end, Joyce Maynard (Philippe Rey, 2012, 10/18, 011)
Depuis que le père d’Henry est parti il y a environ cinq ans, Adèle et son fils vivent quasiment en reclus dans leur maison du New Hampshire. Adèle est une mère déprimée qui se tient à l’écart du monde, bien que toujours en empathie avec la souffrance autrui ; ancienne danseuse, elle a abandonné toute activité sociale et se contente de vendre des vitamines par correspondance, entre deux tocades qu’elle ne mène jamais à terme, comme l’apprentissage du violoncelle ou de l’espagnol. Elle ne sort environ qu’une fois par mois pour s’approvisionner en soupes Campbell et en surgelés. Henry est un enfant solitaire de 13 ans, l’âge où les certitudes enfantines ne sont pas encore ébranlées par les doutes ni par les expériences parfois douloureuses de l’adolescence. Il aime sa mère par-dessus tout, et voit arriver les fins de semaine comme des pensums, entre autres parce que son père se fait un devoir de l’emmener dîner invariablement dans le même fast-food avec sa nouvelle famille recomposée, où chacun tente de cacher son malaise derrière des banalités.
Le roman s’ouvre à la veille du
grand week-end du Labour Day, la fête du travail américaine, l’occasion
d’un congé prolongé. Il fait cette année-là une chaleur exceptionnelle sur la
côte est. Dans une semaine, Henry va faire son entrée en quatrième, et, avant ces
quelques jours de transition qui marquent la fin des grandes vacances et le début
d’une nouvelle année scolaire, Henry voit l’occasion de faire sortir sa mère
pour des achats de dernière minute au supermarché habituel. Là, un homme les
aborde : sa jambe est blessée et il leur demande de l’héberger le temps de
soigner sa plaie et de se reposer un peu. Etonnamment, la mère du jeune garçon
accepte sans poser de questions, et les voilà partis tous trois pour le
pavillon de banlieue, où Frank, c’est le nom de l’inconnu, va rester cinq jours
durant. Il avoue vite être un prisonnier en cavale qui finissait de purger une
peine de vingt ans de réclusion.
L’arrivée
impromptue de Frank marque pour le moins un bouleversement dans le quotidien
monotone d’Henry et de sa mère, tous deux otages consentants et complices. Au
cours de cette parenthèse chômée de quelques jours, chacun va se réveiller d’un
long sommeil, sortir de sa gangue pour « plonger dans le monde
extérieur », paradoxalement au sein même de ce huis-clos forcé, et le
destin qui a poussé Frank vers ces deux naufragés de la vie ne s’y est pas
trompé. S’il bénéficie de leur hospitalité, Frank déverrouille leur routine
silencieuse, et cet homme présenté par les médias comme extrêmement dangereux
se révèle en fait d’une douceur et d’une humanité grandissante. Adèle et Frank
n’ont besoin que de quelques heures pour chacun reconnaître en l’autre son
double blessé, et une attirance simple et sensuelle les unit presque
immédiatement. Le temps d’un « long week-end » s’instaure une vie de
famille à trois presque normale, entre barbecues, lancers de balles de
base-ball, menues réparations dans la maison et confection d’une mémorable tarte
aux pêches qui suivra longtemps Henry. Cinq jours au fil desquels ce dernier
voit sa mère se métamorphoser dans de petits faits révélateurs, comme ses
cheveux lâchés, le port d’une robe légère qu’elle tache de jus de pêche sans y
prendre garde, quelques pas de danse qu’elle apprend à Frank, ou encore des
bruits inhabituels qu’il perçoit de l’autre côté de la cloison, dans la chambre
maternelle, et qui le troublent intensément. Dans cet espace-temps isolé,
protégé, où la chaleur est caniculaire, tout prend une teinte plus lumineuse et
plus vive.
Mais Henry a imperceptiblement
l’impression que cet intrus à la fois admiré et craint lui vole sa mère, et son
désir d’émancipation, sa sensation d’étouffement parfois, se mêlent à un
sentiment régressif de possession. S’il est d’abord heureux pour sa mère sur
laquelle il n’a plus à veiller seul, il a vite le sentiment d’être exclu :
« ils allaient partir, ils allaient me laisser ». Les événements
s’enchaînent trop rapidement pour le garçon qui ne parvient pas à se départir
d’un sentiment croissant de jalousie et de culpabilité mélangées. Lui-même commence
difficilement à entrevoir un monde où il n’a pas encore trouvé sa place, celui
de l’adolescence, avec sa conscience sexuelle qui s’éveille, mais ce passage
s’accélère par l’irruption du fugitif, et il lui faudra du temps pour
comprendre qu’Adèle, cette « amoureuse de l’amour », peut être à la
fois mère, femme et amante.
Joyce
Maynard possède l’art de tenir son lecteur en haleine jusqu’à la fin, d’instaurer
un climat qui se tend peu à peu jusqu’à l’inéluctable. L’enfermement, un des
thèmes centraux du livre, prend de multiples formes : il peut être vécu
comme un repli sur soi et sa douleur, et peut aussi se muer en cocon, mais dans
les deux cas toute sortie implique un danger, comme l’évasion d’une prison. Le secret
est un refuge contre le monde alentour susceptible à tout moment de briser le
bonheur fragile. Comment trouver l’équilibre entre cacher et révéler ? On
retiendra juste que le temps d’un week-end, c’est le temps de l’amour, et de
l’amour qui dure dans le temps.
Aline Sirba,
Chronique du 30 mai 2013
Et au milieu coule une
rivière.
Liberté dans
la montagne, Marc Graciano (José
Corti, 2012)
Avec ce premier roman, Marc Graciano fait une entrée majestueuse
dans la littérature d’aujourd’hui. Né en 1966, il vit dans la région
montagneuse située à la limite de l’Ain et du Jura, et son roman semble descendre
tout droit de ce pays. A contre-courant des modes, Liberté dans la montagne est le récit poétique d’un étrange voyage entrepris
par un vieil homme et une fillette qui vont connaître des aventures telles
qu’on n’en voit que dans les contes et les légendes.
A mesure de cette marche
régulière, où l’on ne s’arrête que pour faire étape, les deux protagonistes
acquièrent une profondeur à travers leurs gestes et l’habitude du cheminement :
« Le vieux veillait sur la petite et le vieux songea que depuis longtemps
déjà il lui servait de père et de mère. Qu’il la choyait et qu’il la berçait
dans ses bras. » Auréolé de mystère, le vieux est courageux, avisé, il connaît
la nature et les hommes. Sa sagesse n’est pas le privilège de l’âge, elle
provient de l’expérience et des erreurs. On apprend qu’il est lié à l’enfant
par un serment qu’il a prêté à « une autorité dont lui, le vieux, ignorait
le nom et dont il ignorait la nature mais qui, peut-être, tenait vivant et
solide et durable le monde des hommes » : là encore on n’en saura pas
plus, et peu importe. Accompagner l’enfant signifie la protéger et l’éduquer,
mieux, l’élever : il lui apprend les secrets des plantes qui soignent, nourrissent
ou tuent, et ne lui épargne pas la vue des souffrances ni de la mort, des bêtes
qu’on chasse et qu’on dépèce pour se nourrir, des accouplements, mais aussi l’iniquité
des hommes, leur esprit abêti par la vengeance et l’obscurantisme, la bestialité
de certains qui violent et assassinent. La connaissance est un sésame pour la
liberté : « il lui dit qu’ils possédaient le ciel et il lui dit
qu’ils possédaient la forêt […] puis il lui dit qu’ils possédaient ces choses
chaque fois qu’ils savaient les capter. Grâce à la connaissance qu’ils en
avaient ». La parole du vieux est toute-puissante, comme celle d’un dieu
qui crée le monde par la magie du verbe performatif. La petite fille quant à
elle possède l’innocence et la capacité d’émerveillement de l’enfance :
elle est tout à la fois rêveuse, curieuse, et surtout elle observe, écoute, confiante
et discrète. Inséparables, nos deux pèlerins sont liés par une complicité
souvent silencieuse, et si le vieux paraît tirer sa force de ses liens avec la
petite, toute séparation leur est en revanche funeste, comme la désobéissance à
une divinité qui aurait initié ce pacte tacite, et dont dépendrait l’harmonie
du monde.
L’auteur situe son roman aux
confins du merveilleux et du récit initiatique ; l’imaginaire fait émerger
une histoire du passé, qui semble dictée par le murmure de la rivière et des
vallées. Au cours de leurs pérégrinations dans un monde qui ressemble
étrangement à un Moyen-âge familier, le vieux et la petite assistent à une
chasse à courre, ils entrent dans une ville en fête où se déroulent le même
jour une joute et trois exécutions sommaires par pendaison, ils sont conviés à
partager le bivouac de saltimbanques, qui, dans leur mélange de gravité et de
mystère, ne sont pas sans rappeler ceux d’Apollinaire, ils traversent un
marais, un village de bannis. Autant de lieux, autant de rencontres avec des
personnages fabuleux qui les aident dans leur ascension, et parmi ceux-là quelques
figures solitaires, comme « le géant », un pêcheur isolé et généreux,
un abbé visionnaire qui croit à la seule pensée de dieu, et un veneur, sorte de
« chanoine-sorcier ». Mais ils doivent aussi affronter des obstacles :
des hommes malveillants, la tentation de l’abandon, la maladie. Dans les
épreuves, le marcheur descend en lui-même pour mieux remonter, plus haut et
plus fort afin de poursuivre la quête sans relâche dans une nature qui, à
l’instar des hommes, peut se montrer protectrice et destructrice, régénératrice
mais aussi sans pitié. Le lecteur y avance aux côtés du vieux et de la petite,
et la profondeur du monde se découvre dans cette double progression.
Aline Sirba, 29/05/2013.
Chronique du 22 mai 2013
Dis-moi ce que tu manges…
Aimee Bender vit à Los Angeles. La Singulière tristesse du gâteau au citron, son quatrième ouvrage,
a connu un grand succès aux Etats-Unis. L’écrivain a coutume d’introduire
savamment une dose de merveilleux dans la vie ordinaire, et dans ce roman, elle
emploie le fantastique pour décrire le monde de l’enfance et dévider le cocon familial
à travers le regard d’une fillette pas tout à fait comme les autres.
La famille
Edelstein fait partie de cette classe moyenne américaine assez aisée qui vit
dans la banlieue de Los Angeles. Le père est avocat, la mère élève leurs deux
enfants, Rose et Joseph, et s’adonne à toutes sortes d’activités manuelles,
remplie d’amour et de bienveillance à l’égard de ses enfants, particulièrement éperdue
d’admiration pour son fils à l’intelligence supérieure. Les enfants se
réveillent tous les matins au son du klaxon de la voiture de leur père, qui
annonce avec une régularité métronomique son départ pour le travail, et les
jours se déroulent paisiblement dans la maison de cette famille équilibrée et
unie, où tout semble aller pour le mieux.
Au premier chapitre, Rose, la
narratrice, fête ses neuf ans. Sa mère confectionne pour l’occasion un gâteau
au citron, et lorsque la fillette mord dans le biscuit, une sensation inédite se
produit en elle : « j’ai senti un changement subtil s’opérer à
l’intérieur, une réaction inattendue. Comme si une papille enfouie tout au fond
de moi sortait son périscope pour jeter un coup d’œil alentour, alertant ma
bouche d’un élément nouveau. […] Tout cela n’avait pas trop mauvais goût, mais
chacune de ces saveurs paraissait incomplète et creuse, comme si le citron et
le chocolat ne faisait qu’envelopper un vide. » Voilà comment Rose se
découvre un don particulier : elle possède un goût plus aiguisé que la
normale, qui lui permet de percevoir ce que ressentent ceux qui ont contribué à
l’élaboration de tous les aliments qu’elle absorbe. La petite fille se serait
bien passée d’une telle disposition, mais, à chaque fois qu’elle mange, elle ressent
inévitablement toute la colère, la fatigue et la douleur du monde qui l’entoure,
rarement l’amour ou la paix. Et c’est la souffrance maternelle qu’elle discerne
d’abord, lors de cette expérience du fameux gâteau au citron, un appel au
secours désespéré en contradiction avec l’image lisse et enjouée de cette femme
au foyer.
Rose renonce à expliquer son
pouvoir extraordinaire aux adultes, parce que personne ne la prend au sérieux
ou tente au mieux de trouver une cause rationnelle à son rejet de la nourriture.
Mais Rose n’est pas malade, elle est seulement effrayée par ce talent exceptionnel
qui met à rude épreuve sa sensibilité dès qu’elle avale quelque chose. Elle
confie son angoisse à George, le meilleur ami de son frère Joseph, son aîné de
presque cinq ans, tous deux passionnés de sciences dures. Les adolescents croient
à son sixième sens inattendu et encombrant, mais rien ne peut le supprimer. La nourriture
est le concentré de toutes les émotions, et c’est ainsi que Rose découvre que
le monde protégé auquel elle croyait appartenir n’est pas sans aspérités. Grâce
à ce pouvoir qu’elle va apprivoiser et polir au fil des années, elle perce les
secrets des uns et des autres, découvre les chagrins, les frustrations et la
solitude dissimulés de son entourage, et sa grande acuité lui permet de lever
le voile sur l’envers du décor familial. Elle devine que sa mère, qui s’est
reconvertie avec bonheur dans la menuiserie, mène une vie parallèle, que la
phobie mystérieuse de son père envers les hôpitaux a un lien avec son désir de
régler sa vie comme un livre de comptes. Enfin son sens aigu de l’observation
lui apprend que son frère manifeste lui aussi un talent hors du commun : il
a la capacité de se fondre dans le décor, de s’incarner dans un élément du
mobilier, de disparaître tout bonnement. Plus tard Rose apprend qu’il s’agit là
de traits héréditaires… Entre une grand-mère qui envoie des colis remplis
d’objets quotidiens qui rappellent douloureusement son absence, et des parents
qui se révèlent plus fragiles qu’ils ne le paraissent, les enfants Edelstein grandissent
en s’accommodant de leurs facultés qui les soutiennent dans la vie quotidienne,
avec ses cahots qui fendillent la cellule familiale.
La peur de l’abandon, la séparation,
la découverte de l’altérité et les relations avec les parents sont soulignées
par la sensibilité à fleur de peau de Rose et Joe, et parfois grande est leur
tentation de fuir dans l’imaginaire, tant les étapes sont difficiles à
franchir, car il leur faut affronter comme tout un chacun les revers, les
déceptions amoureuses, les genoux écorchés par le bitume d’une réalité douce-amère.
Comment faire de ce petit supplément d’âme un atout dans la vie ? Comment
ne pas se laisser enfermer par le don ? Peut-être que le premier deuil
auquel l’enfant est confronté est celui de sa soif d’absolu, un abandon
nécessaire que ses forces supranaturelles l’aident à surmonter pour pouvoir
accepter les compromissions de la vie adulte.
Aimee Bender choisit la fantaisie
pour décrire le passage sensible de l’enfance à l’âge adulte, et ce roman est une
façon toute poétique et décalée de dire qu’il faut passer les barrières du
matérialisme, de la pudeur et de la peur pour accéder à la profondeur des êtres
et des choses. Les personnages sont tous vus et « goûtés » par Rose,
qui décèle en chacun une manière de se cramponner à la vie, en y ajustant ses
rêves pour pouvoir survivre à la perte de l’innocence. Aussi, au-delà du côté
fantasque, quelque chose de plus grave et de plus mystérieux se cache sous une
bonne dose de sucre dans ce gâteau au citron, véritable métaphore alchimique de
la vie.
Aline Sirba, 22/05/13.
De l’autre côté du miroir, et ce qu’Eduardo y trouva.
Eduardo et Lia forment un jeune couple aisé de la nouvelle classe du Guatemala, ouvert et cultivé, à la recherche de valeurs authentiques et de créativité. Amateurs d’art et de découvertes culturelles, ils se rendent un jour dans la ville d’Antigua où se déroule un festival musical. Ils y font la connaissance d’un pianiste serbe, du nom de Milan Rakic, prodige de l’improvisation, en tournée de ce côté de l’Atlantique. Eduardo, le narrateur féru de jazz, est immédiatement subjugué par ce mystérieux musicien tiraillé par sa double origine, serbe et tsigane, et pendant ces deux jours de manifestations musicales, il va être entièrement conquis par l’aura du pianiste nomade. Au comptoir d’un bar à la mode ou attablés dans un petit restaurant typique où ils savourent la cuisine locale, Milan et Eduardo parlent musique, débattent des talents de tel jazzman, et se dévoilent leur aspirations mutuelles. Eduardo, guatémaltèque juif, descendant d’un grand-père polonais rescapé des camps de concentration, est professeur de littérature et de cinéma à l’université, tandis que Milan Rakic, après des études classiques qui contrarient une vocation de musicien tsigane, crée son propre style en incorporant hardiment aux compositions de Liszt des tonalités singulières qui rendent sa propre musique tout à la fois « inidentifiable » et palpable parce que « parfois, dans la confusion, on ne peut qu’entendre la musique qu’on a déjà en soi. »
Après le départ de Milan qui
s’envole pour New York où il va poursuivre sa tournée, Eduardo retourne à sa
vie, partagée entre l’université et sa compagne Lia, amante sensuelle et
voluptueuse, qui a pour habitude de dessiner ses orgasmes après chaque étreinte
amoureuse. Mais le quotidien d’Eduardo change sensiblement au cours de l’année
suivante, ponctuée par des cartes postales un peu énigmatiques que Milan lui envoie
régulièrement des différents lieux où il séjourne, et dans lesquelles il
raconte les origines de la musique tsigane par de petites paraboles où se
mêlent des considérations existentielles. Un jour, Eduardo reçoit une carte
postale sibylline, la dernière de son alter ego, où il est question d’un enfant
qui fait un pacte avec le diable pour devenir musicien tsigane, et sur une
pirouette, disparaît. Le destinataire y voit une forme d’adieu et un mystère à
éclaircir. Il décide de partir en ex-Yougoslavie, où il croit pouvoir retrouver
son ami, sans trop savoir au fond les raisons qui le poussent à entreprendre ce
voyage qu’il qualifie lui-même d’ « irrationnel ».
La seconde partie du livre se
déroule donc à Belgrade, dans l’actuelle Serbie, celle d’après la guerre
civile, où les ruines sont visibles à chaque coin de rue, dans ce creuset de
civilisation européenne où cohabitent Serbes, Tsiganes, étrangers dans leur
pays torturé, morcelé au fil des siècles, des conflits et des armistices
précaires. Eduardo arrive de son Guatemala natal, enfiévré et languide, tout
encore enveloppé de la chaleur du corps de Lia, dans une ville sale, brumeuse
et enneigée. Dans ce qu’il reste de cette métropole violentée par la guerre et
la pauvreté, il erre de ruelles sordides en passages étroits, à la recherche
d’une communauté de Tsiganes musiciens au sein de laquelle il croit pouvoir
retrouver Milan, mais il se cogne vite aux parois du désenchantement. Il suit
aveuglément des Tsiganes mendiants qu’il croise au hasard de ses déambulations,
et qui lui extorquent force cigarettes et argent contre de fausses pistes ou
des renseignements hasardeux. Le climat terne et froid rend chaque rencontre
inquiétante, et le narrateur ne sait jamais sur quelles pièces les portes qu’il
pousse vont s’ouvrir. Au fossé culturel s’ajoute un fossé linguistique, et
souvent il assiste, déconcerté, à des discussions animées qui se finissent
généralement par des éclats de rire ou des gestes incompréhensibles. Les
Tsiganes, ce peuple détesté par les Serbes, exclu par la haine raciale, n’est
pas facile à appréhender, et Eduardo, malgré ses efforts, reste en dehors de
cette « nouvelle réalité », ballotté de déboires en déceptions, victime
des chapardeurs et des illusionnistes qui se jouent de lui dans les vapeurs des
alcools inconnus et la fumée du tabac. Mais son obstination lui ouvre tout de
même quelques brèches dans ce monde de l’oralité, fermé et farouche, et le
crescendo final titubant, comme un solo de jazz effréné improvisé qui semble ne
jamais finir, emmène le lecteur étourdi dans le sillage d’un narrateur prêt à
tout pour retrouver son double, unique et contraire.
Chronique du 8 mai 2013
La mort frappe toujours deux
fois.
Il aura fallu attendre plus de soixante ans pour que
ce roman de l’auteur russe Gaïto Gazdanov soit réédité en français. Cet écrivain,
que l’on redécouvre depuis peu, né à Saint-Pétersbourg en 1903 et mort à Munich
en 1971, a pourtant passé une partie de sa vie en France. Publié pour la
première fois en 1947, Le Spectre
d’Alexandre Gazdanov est un petit bijou. Toute la vie du personnage
principal est conditionnée par un crime qu’il a perpétré en temps de guerre
civile russe et qu’il avoue dès la première phrase : « Rien n’a autant pesé dans mon existence que
le meurtre, unique, que j’ai commis : son souvenir ne m’a pas concédé une
journée qui ne fût marquée par le regret. »
Après une
ellipse de plusieurs années, on retrouve notre héros à Paris, où, après des
études à la Sorbonne, il travaille comme pigiste, entre notices nécrologiques
et faits divers sensationnels, histoires sordides et scandales financiers. Plutôt
solitaire et mélancolique, divisé entre son amour pour les belles-lettres et
son goût pour les sports violents, il a ses habitudes dans quelques
restaurants, ses entrées dans un monde interlope. Par hasard, il tombe un jour
sur un recueil de nouvelles écrites par un contemporain anglais, un certain
Alexandre Wolf, dont une, intitulée « Aventure dans la steppe », le
frappe de stupeur et d’effroi : c’est sa propre histoire qui y est racontée
du point de vue de sa victime qu’il croyait avoir abattue dans la plaine russe
des années auparavant. Alexandre Wolf va désormais le hanter nuit et jour, avec
cette question sous-jacente : s’agit-il bien de ce bolchévique ennemi ou ce
récit est-il le fruit de l’imagination d’un écrivain ?
Une veille de Noël, le narrateur dîne
avec un compatriote, un nommé Voznessenski, qui lui raconte une vieille
histoire d’amour malheureuse avec une Tzigane qui l’a quitté justement pour cet
Alexandre Wolf, encore lui ! Compagnon de régiment de Voznessenski,
l’homme aux yeux clairs laissé pour mort s’était en réalité rétabli de sa
blessure. Bel homme aux manières cultivées, polyglotte, jouant du piano, soldat
émérite et séducteur, il s’attire les faveurs de la compagne de Voznessenski qui
disparaîtra quelques temps après sans laisser de traces. Depuis lors,
Voznessenski erre, nostalgique, à la recherche de lui-même, en buvant force
vodka et en ressassant son passé.
C’est au cours d’un match de boxe
que le personnage central rencontre Elena Armstrong, la veuve d’un ingénieur
américain. Une passion inédite commence entre eux, placée sous le signe du combat
mené par une femme aux aguets dont l’amant essaie de percer à jour le caractère
distant et le regard dénué de vie. Aussi mystérieuse et impénétrable que
sensuelle et provocante, elle est d’autant plus désirable. Sur son initiative,
ils écument de nuit le Paris des bas-fonds, s’enivrent de vitesse et
d’expériences extrêmes… Puis elle finit par lui découvrir son secret, un ancien
amour, dont elle s’est sauvée à temps. Le spectre d’Alexandre Wolf rôde, et
c’est peut-être de cet amour « magique » que l’amant d’Elena tirera à
lui le dernier fil qui le relie à son propre fantôme.
C’est sur le thème du double
obscur, déjà exploré entre autres par Dostoïevski, que Gazdanov construit son
roman. Haletant comme une intrigue policière, il interroge le motif de la
liberté et des déterminismes humains. Si l’on établit que l’homme est un loup
(« wolf ») pour l’homme, il en est aussi un pour lui-même, et celui
qui a tué voit une partie de son être mourir avec l’autre. L’individu est le
jouet des hasards, et seul ce qui échappe à sa raison peut le sauver. Cette
histoire ancrée dans le Paris d’après-guerre, avec ses personnages aux caractères
nuancés et subtils, qui tous cherchent un sens à leur vie sans jamais perdre de
vue la mort qui s’incarne et les attire comme le vide, nous enjoint de ne jamais déposer les armes.
Aline Sirba, 08/05/2013 .
Chronique du 17 avril 2013
Le sillage de l’eau de
Cologne.
Sur la scène intérieure. Faits, Marcel Cohen (Gallimard, 2013)
Marcel Cohen est un écrivain français
discret dont la découverte est un trésor. Né en 1937, il a suivi une formation
de journaliste avant de voyager et d’écrire. On lui doit notamment une trilogie
intitulée Faits, dont il fallait
croire qu’elle n’était pas close puisque son dernier ouvrage, Sur la scène intérieure, sous-titré
aussi Faits, apparaît comme une
apostille à ces miniatures dans lesquelles Marcel Cohen rapporte ce qui fait la
matière de nos sociétés. Souvent dans la position de l’observateur, il lève cette
fois-ci le rideau sur sa scène intime. Avec quelques objets rescapés du temps et
sa mémoire pour viatique, il construit un tombeau en l’honneur de sa famille exterminée
par les nazis.
La famille Cohen est issue de la
bourgeoisie turque. Parfaitement francophones et francophiles, les parents envoient
leurs enfants à l’école française catholique d’Istanbul, parce que
l’enseignement y est réputé pour son excellence. Ayant émigré en France peu
après la Grande guerre, la famille se retrouve à Paris et recompose sa cellule
étroite. Si la prudence est de mise en ce début des années 1940, elle n’exclut
pas la vie, et c’est par petites anamnèses que l’auteur décrit les flâneries à
la terrasse des cafés parisiens, l’aventure du métro, les rires et les colères…
On garde aussi des coutumes du pays natal : la grand-mère excelle dans la
confection des feuilles de vigne farcies, le grand-père passe des heures dans
son fauteuil à étudier les textes sacrés, et les quatre fils Cohen utilisent la
même eau de Cologne depuis des générations, dont même les femmes imbibent leurs
mouchoirs dissimulés dans leurs manches. L’auteur se souvient de Marie, sa
mère, comme d’une jeune femme de son temps, coquette, joyeuse, intrépide
aussi : elle ne porte pas toujours l’étoile jaune pour échapper aux
stigmatisations. Adulte, il découvre que Jacques, son père, était un violoniste
amateur, alors qu’il n’a pas le souvenir de l’avoir jamais entendu jouer, et
pour cause, conclura-t-il plus tard, mieux valait s’abstenir de se faire
remarquer en ces temps-là.
On ressent une véritable tension
entre la mise à distance et la douleur indélébile, mais la recherche de
l’objectivité évite tout pathos, et la fidélité au plus près de la vérité découle
du continuel va-et-vient entre les souvenirs d’enfance et le présent tangible
de l’adulte qui écrit, avec pour seuls témoins de l’époque ces objets familiers
qui ont par bonheur survécu aux années : un coquetier en bois peint que sa mère
avait offert à une cousine, le violon de son père, un petit chien fabriqué avec
de la toile cirée et bourré avec du crin par ce père qui voulait que son petit
garçon reçoive un cadeau pour Noël, la gourmette de la petite sœur Monique,
dont la loi française cynique et cruelle exigeait qu’elle ait six mois avant
d’être envoyée dans les camps d’extermination avec sa mère, ce qui signifiait
que toutes deux allaient être internées dans un hôpital en attendant de monter
dans les convois de la mort. Comme il est insupportable, cet épisode où
l’enfant voit les cheveux de sa mère blanchir et tomber en l’espace de quelques
jours. Mais l’émotion palpable ne se départ jamais de la dignité, là où réside
le plus bel hommage rendu à ces victimes de la barbarie.
Marcel Cohen est comme le violon de
son père dont « l’âme n’est plus en place et se promène dans le corps de
l’instrument » : tel un plongeur, il sonde les tréfonds de sa mémoire
pour en extraire tout ce qui est possible et même davantage ; qu’elle
n’est pas sa joie de se découvrir des ressemblances ténues avec ses ascendants
: un cran dans les cheveux, un grain de beauté, des odeurs qui le suivent toute
sa vie, partout, comme l’eau de Cologne dont l’odeur est par essence si
volatile et insaisissable que le souvenir ne peut s’en approcher que par les
hasards de l’existence. La mémoire a ses limites, lorsqu’on hésite, malgré
toutes les ressources humainement épuisées, à mettre un nom sur une
photographie, lorsqu’il ne reste que la réminiscence du froufrou d’une jupe
entre deux portes.
C’est avec une précision
d’enquêteur que Marcel Cohen rassemble, confronte et recoupe photographies et
témoignages, souvenirs et archives, afin de redonner à chacun sa place, de
tisser des liens entre tous et de recomposer une famille au complet. Au descendant
est revenue la tâche de mettre en ordre les affaires des disparus, et c’est
avec honneur, pudeur et beauté qu’il s’en acquitte, érigeant son propre
monument loin des commémorations anonymes et bruyantes qui finissent par dissoudre
la douleur individuelle dans les litanies des discours généraux. Ici, point de
grands mots, quelques objets modestes, des hommes et des femmes de leur temps,
la remontée des origines vers l’odeur acidulée d’un mouchoir qui essuie les
traces du temps. Ce livre est une stèle qui rejoint les grands édifices littéraires
de Primo Levi et d’Imre Kertész.
Chronique du 10 avril 2013
Heureux celui qui détient les
mots.
En 1969, Minaya
est étudiant à Madrid ; subissant les répressions du franquisme installé depuis
une trentaine d’années, qui veut mettre au pas une jeunesse un peu trop agitée
dans ses carcans, il cherche un prétexte pour fuir la capitale. Un peu par
hasard, il entend parler de Jacinto Solana, poète des années 1940, assassiné
alors pour ses écrits jugés dissidents et dont il est question de réhabiliter
la mémoire. Minaya, pour qui le nom de Jacinto Solana n’est pas étranger,
décide d’écrire sa biographie. Pour ce faire, il se rend sur les pas de
l’écrivain, en Andalousie, dans la petite ville de Magina où il a lui-même passé
son enfance et où réside encore son oncle paternel, Manuel Santos Crivelli. Il y
est accueilli par ce dernier, un homme affable et discret, au cœur fragile,
dans la maison familiale abritant aussi sa mère, dona Elvira, altière et
nostalgique du temps où l’on accueillait le roi Alphonse XIII, avant que son époux
ne dilapide une partie de sa fortune, Utrera, un sculpteur aux ambitions ratées
qui vit à ses crochets, ainsi que trois servantes ; petit monde auquel il faut
ajouter le médecin de famille Medina, qui prodigue à Manuel les soins que son
état de faiblesse nécessite. Venu initialement à Magina pour une quinzaine de
jours, Minaya va se prendre au jeu de ses recherches et tomber très vite sous
le charme de la belle et mystérieuse femme de chambre, la jeune Inès. Aussi,
c’est sans hésiter qu’il accepte l’hospitalité prolongée de son oncle qui lui
confie l’inventaire de sa bibliothèque.
Minaya rassemble des lettres,
quelques portraits et photographies, et déroule non sans peine l’écheveau des
liens que tisse le petit groupe d’amis artistes qui se réunissent parfois à
Magina pendant les années de la guerre civile. Il apprend aussi que son oncle a
été marié à une certaine Mariana, assassinée le lendemain de leurs noces, en
mai 1937, officiellement d’une balle perdue par des miliciens que l’on n’a
jamais retrouvés. Manuel avait connu Mariana par l’entremise de son meilleur
ami, Jacinto Solana. Elle était modèle et posait dans l’atelier du peintre
homosexuel Orlando, lui aussi gravitant dans le milieu de la bohème madrilène
de cette époque, dont Solana faisait partie. Après cette rencontre, Manuel
rompt ses fiançailles avec une demoiselle aristocrate de Magina pour épouser
Mariana, au grand dépit de dona Elvira, qui ne se remettra jamais de cette blessure
infligée à son orgueil, tout comme elle réprouve l’amitié de longue date qui
lie son fils avec Jacinto Solana, pourtant issu de Magina lui aussi, mais de
l’autre côté du Guadalquivir, et de la paysannerie. Si la trame de cette
histoire est racontée au neveu de Manuel sans trop de réticences, nombreuses demeurent
les zones d’ombre de Magina qui a été le théâtre de deux tragédies : en 1937, l’année
de la mort de Mariana, et dix ans plus tard, en 1947, lorsque Jacinto Solana
est tué à son tour par les phalangistes. Il était revenu à Magina trouver un
refuge pour écrire l’ouvrage auquel il avait rêvé toute sa vie, le roman de ce
microcosme aux pensées et aux mœurs étonnamment libres et singulières, qui a pourtant
partie liée avec les turbulences de l’histoire, car si Magina possède son
histoire propre, elle perçoit les échos de l’Espagne tout entière, avec ses persécutions,
ses délations, les méthodes expéditives de la milice, les meurtres et les
disparitions, sous l’œil du portrait du général Franco qui compte les cadavres.
Les temporalités se superposent,
les témoignages aussi, et le lecteur suit Minaya sur les sentiers des mémoires,
rendus escarpés par les secrets. Les paroles alternent, celles tantôt fictives
du roman de Jacinto Solana, qu’il découvre avec l’aide Inès, devenue son amante
et complice, celles tantôt rappelées par le souvenir des protagonistes de
l’époque qui détiennent tous une part de vérité sur les morts de Magina. Le récit,
construit par anamnèses et par une narration à plusieurs voix, sur plusieurs
niveaux temporels, rendu sinueux par la labilité émotionnelle de Manuel et les
conjectures de Minaya, est maîtrisé à l’extrême par l’auteur, qui relie les
temporalités et les résonances entre les narrateurs dans un kaléidoscope
vertigineux où la place est aussi laissée aux intuitions du lecteur. Les
révélations succèdent aux secrets, les silences aux questions, les réserves aux
doutes. L’écriture en abyme ajoute à l’éblouissement, et parfois l’on ne sait
plus qui parle, à quelle époque, mais le génie d’Antonio Munoz Molina réside
dans sa manière de se jouer de ses personnages et du lecteur dans un labyrinthe
d’hypothèses, où la jubilation de l’enquête le dispute au plaisir de la
découverte.
L’amour, avant qu’il ne
meure.
Franz Kafka arrive à Müritz en ce mois de juillet 1923, dans la villégiature de sa sœur Elli, sur les bords de la mer Baltique, pour quelques semaines de repos, entre baignades et promenades, lecture des journaux et potins du coin, au milieu des rires des enfants et des inquiétudes de la sœur toujours vigilante de Franz, atteint de tuberculose depuis six ans. Dans ce décor teinté d’impressionnisme proustien, Franz ne tarde pas à croiser le chemin de Dora Diamant, qui anime avec d’autres jeunes gens une colonie de vacances pour enfants juifs. Elle a vingt-cinq ans, il en a quarante, mais lorsque yeux se rencontrent, c’est un véritable coup de foudre. Les vacances, faites d’échappées le long de la plage, en forêt, de conversations et de projets, sont intenses et brèves : en août, l’heure du départ sonne déjà, mais avec la promesse de se retrouver à Berlin dès que possible, alors on se sépare le cœur un peu moins lourd : « La seule pensée était celle-ci : comme on pouvait se tromper, avant tout sur soi-même, car pour incompréhensible qu’il eût été jusqu’alors, le miracle perdurait, la patience, l’étonnement qui le remplit jusqu’à maintenant pour l’avoir connue si douce et si experte. Elle était presque enjouée en le quittant, un peu effarée mais radieuse, on était protégés à présent, c’est à peu près ce qu’elle a dit sur le moment ». Ce qui rend cet amour unique et singulier, c’est que tous deux savent d’emblée que le temps leur est compté, alors ils engrangent les souvenirs à mesure même qu’ils vivent les événements, comme des moments déjà perdus dont ils savent qu’ils ne se reproduiront plus : tout se fixe dans une mémoire immédiate, et ne se connaissant que depuis un mois, ils ont déjà mille et un détails à se rappeler.
Après plusieurs semaines
d’attente angoissée, Dora et Franz se retrouvent enfin à Berlin où ils s’installent
dans un ménage qui devient vite naturel. Elle veille aux aspects matériels, à
ce que cet homme délicat ne manque de rien, elle lui épargne toute fatigue,
fait la cuisine, coud, l’observe… Cette vie à deux se passe de mots, la plupart
du temps ils chuchotent… serait-ce un code secret connu des seuls amants ?
« Pendant un certain temps, ils vivent comme sous cloche, plutôt
indifférents à ce qui se passe dehors » ; le Berlin en crise politique
et financière du milieu des années 1920 ne les épargne pas, ils vivent
chichement mais ils sont heureux puisqu’ils sont ensemble. La famille Kafka
envoie du beurre, parfois du chocolat, un édredon pour le fils
souffreteux ; les fréquentes visites de l’ami Max Brod font le lien avec
la famille de Franz, à Prague, et rassure des deux côtés. « Si [Dora]
devait raconter sa vie, elle ne noterait que de petits riens car le bonheur,
estime-t-elle, est le plus grand quand il est fait de toutes petites choses, elle
est heureuse quand il lace ses chaussures, quand il dort, quand il lui passe la
main dans ses cheveux. » Ce nouvel amour donne des élans d’écriture à
Franz, mais il est de plus en plus faible, fiévreux, et passe presque tout son temps
alité, lisant, dormant, écrivant des lettres, des ébauches, de petits récits
qu’elle ne comprend pas toujours : « Certaines choses l’étonnent, les
après-midi qu’il passe au lit, ses histoires étranges… ».
Mais son état se dégrade, on doit
trouver un climat plus sain que celui de la ville, on cherche, un médecin de
Vienne conseille le sanatorium. Dora finit par en trouver un à Kierling, le
dernier. Il ressemble plus à une pension de famille campagnarde qu’à une
clinique, et Dora peut rester aux côtés de Franz, s’occuper de lui, comme à
Berlin, pendant qu’il continue d’écrire entre deux siestes, entre deux quintes
de toux qui ne lui laissent désormais plus beaucoup de répit. Malgré tout, ils
continuent de faire des projets, conservant dans la mémoire précieuse le peu qu’ils
réussissent à voler à la maladie ; ils s’inventent un futur auquel tous
deux croient le temps des échanges et des rires qui les accompagnent :
« il secoue la tête en riant […] si elle le veut, il apprendra [à danser].
Ils mangent ensemble, de l’omelette, se remettent à rêver d’un prochain été à
Müritz, ce qu’ils feraient d’autre. » Mais la fin est proche où Franz
s’éteindra dans ses bras : ce ne sont plus que des soins palliatifs qui lui
sont administrés, entre deux corrections d’épreuves, car il continue d’écrire
jusqu’au bout, nourri de réminiscences : « rien n’est plus beau,
trouve-t-elle, que d’être seule avec lui dans la chambre, chacun occupé à sa
propre tâche, car cela lui rappelle Berlin, les soirs où il écrivait en sa
présence. Il y avait une sorte d’intensité dans le silence, quelque chose de
religieux et de léger à la fois tandis qu’il écrivait, penché sur la
table ».
Aline Sirba,
Chronique du 28 mars 2013
Le rêve américain est-il
soluble dans l’alcool ?
Cet avenir prometteur qui
n’arrive jamais, Pookie le reporte sur ses filles, et c’est Sarah, l’aînée, qui
s’engouffre la première dans la seule voie envisagée, le mariage, en épousant
Tony Wilson, un fils d’immigrés anglais désargentés, venus trouver aux
Etats-Unis un refuge pour échapper à la guerre, et dont la voiture décapotable ainsi
qu’une vague ressemblance avec l’acteur Laurence Olivier suffisent à en faire
un gendre idéal. L’union est scellée symboliquement lors de la traditionnelle
procession de l’Easter parade, le jour de Pâques, coutume au cours de laquelle
les participants défilent dans les rues parés de leurs plus beaux atours. En
fait de parures, Sarah s’est fait prêter une robe chinoise tandis que Tony
s’affuble d’une vieille queue-de-pie anglaise et d’une lavallière. La
trivialité du roman est contenue dans cet étalage ridicule et bien mal assorti
de deux individus qui sourient pour la photographie. Tandis que Sarah va se
cantonner dans son rôle d’épouse et de mère en donnant naissance à trois fils -
au grand dam de Pookie qui ne supporte pas l’idée d’être grand-mère -, Emily
préfère quant à elle garder son indépendance : elle obtient une bourse d’études,
enchaîne quelques aventures sans lendemain, avant de se marier à son tour avec
un enseignant à la virilité défaillante, dont elle divorcera peu après. Bibliothécaire,
puis employée pour une revue commerciale, elle entretient une relation sentimentale
avec son supérieur hiérarchique, un écrivain frustré, mais leur union ne
résiste pas aux prétentions ratées de cet écrivaillon. Emily, de nouveau seule,
se fixe dans une agence publicitaire au sein de laquelle elle réussit
passablement, jusqu’à sa rencontre avec le directeur d’un groupe industriel toujours
épris de son ex-femme qu’il ne réussit pas à oublier complètement, malgré les
quelques années qu’il va vivre auprès d’Emily, ce qui aboutira là encore à une
rupture.
Le destin des deux sœurs, s’il
semble suivre des voies distinctes, celle d’une mère de famille stable et
satisfaite et celle d’une célibataire indépendante et malchanceuse, va en
réalité se rejoindre à la croisée des malheurs, à commencer par la mort
prématurée de Walter Grimes, première victime de l’alcoolisme et du tabac, qui
fait ressurgir chez ses deux filles une rivalité œdipienne qui sourd tout au
long de leur vie. L’alcool fait sa première victime en tuant le père, et le
roman va compter les morts de ce mal chronique, expédient atavique contre la
solitude et l’échec, prédisposant autant à la médiocrité qu’il sert de
cache-misère. Sarah, dépressive et alcoolique, endure la violence conjugale contre
laquelle Emily se montre incapable de l’aider, par lâcheté, parce que sa vie à
elle se délite aussi sous les coups du sort qui alimentent sa dépendance alcoolique,
pendant que leur mère noie ses propres désillusions dans l’éthylisme, jusqu’à
finir misérablement ses jours dans un asile d’aliénés.
Mais le roman insiste aussi sur la
vie qui pourrait être autrement. Parmi les défaites et les rêves avortés des
deux sœurs, on trouve ainsi les esquisses de talents qui entrouvrent une brèche
pour s’en sortir : toutes deux montrent des velléités d’écriture. Sarah s’essaie
avec un certain bonheur à la biographie d’un pionnier américain, mais elle
abandonne son entreprise par manque de confiance, cherchant une estime absente qu’enfant
elle trouvait chez un père auquel elle vouait une admiration sans bornes. Et si
Emily semble plus autonome, elle n’en n’est pas moins attentive à l’approbation
extérieure : elle aussi écrit dans son coin, des ébauches d’essais ou
d’articles de journaux sur ses expériences personnelles, mais elle dévalorise
elle-même ses compositions, comme si elle était toujours prise en faute, et n’ose
persévérer dans ce qu’elle qualifie d’« amusement ».
Aline Sirba,
Chronique du 21 mars 2013
Une rose pour étendard.
La Rose dans le bus jaune,
Eugène Ebodé (Gallimard, 2013)
Dans les années
1950, aux Etats-Unis, une femme noire a refusé de céder sa place à
un homme blanc dans un bus. Elle s’appelait Rosa Parks. Au-delà de
son refus de l’injustice, elle restera une figure emblématique de
la lutte contre les discriminations raciales. Il fallait qu’un
romancier, en l’occurrence Eugène Ebodé, s’empare du
personnage et de « l’affaire Rosa Parks » pour faire
revivre un mouvement et en individualiser les protagonistes. Dans un
roman écrit à la première personne, l’auteur prête sa voix à
Rosa Parks elle-même, qui, à quatre-vingts ans, souhaite lever les
derniers voiles de son propre mythe…
En 1955, Rosa vit
avec son mari Raymond, barbier dépressif et alcoolique à ses
heures, et sa mère Leona, ancienne institutrice, dans un quartier
calme de la petite ville de Montgomery, dans l’état de l’Alabama.
Bien qu’ayant fait des études supérieures, elle ne peut espérer
mieux qu’un métier de couturière dans un grand magasin, où
d’autres femmes noires comme elles ont échoué, ne pouvant, en
vertu des lois ségrégationnistes et du racisme ambiant, exercer le
métier qu’elle convoitaient : « Ellen, l’artiste,
[…] dessinait souvent des modèles de vêtements dont tout le monde
se montrait ravi ; elle aurait pu aisément vivre de cette
activité de styliste, et y prospérer » ; il y a aussi
Norma, qui, « architecte, […] s’était rabattue sur le
travail de couturière, car elle n’en trouvait aucun dans son
domaine de formation ». Dès les premières pages, on s’attache
à ces vies ordinaires, car l’auteur sait éviter l’écueil du
figement des héros en humanisant ses personnages, en leur donnant
une identité, une origine, des affects.
Sa journée de
travail terminée, ce 1er décembre 1955, Rosa est
fatiguée. A quarante-deux ans, son chagrin secret, celui de n’avoir
pas enfanté, est parfois ravivé comme ce jour-là, lorsqu’à
l’atelier de couture on a ordonné de terminer des pièces de
layette pour la période de Noël. Elle s’était pourtant levée de
bonne humeur, prenant un soin coquet à se préparer, mais son
épuisement et sa mélancolie distraite avaient eu raison de son
dynamisme et l’avaient poussée à monter dans un bus pour
s’asseoir, ne tenant plus sur ses jambes. La suite, on la connaît,
un homme blanc se présente devant elle, elle ne bouge pas de son
siège, malgré les injonctions et les vitupérations du conducteur
de bus, un certain James Blake, bien connu pour son racisme
ostentatoire. Devant le refus de Rosa d’obtempérer : « De ma
gorge sèche, une réponse jaillit : - Il est des lois qui
fatiguent », le vociférateur ameute les autorités et Rosa est
arrêtée pour avoir refusé d’obéir aux lois en vigueur dans les
transports, à savoir laisser sa place aux usagers blancs et se
cantonner à l’arrière du véhicule. On lui inflige une amende de
quinze dollars, à la suite de quoi elle fait appel du jugement. Dès
le lendemain, l’exhortation au boycott des transports en commun de
la ville par la communauté noire et la communauté blanche
antiségrégationniste, qui va durer pendant plus d’un an, aboutira
le 17 décembre 1956 au rejet par la Cour suprême du dernier pourvoi
de la commune de Montgomery contre Rosa Parks. Celle qui n’était
qu’une simple militante des droits des Noirs devient une héroïne,
et grâce à elle, le révérend de l’église baptiste de
Montgomery alors en poste, un certain Martin Luther King, dit
« Wonderboy », se hissera aux sommets de la cause noire
pacifiste.
Mais ce roman
résiste au manichéisme et aux raccourcis. En effet, on a éclipsé
un peu vite l’homme qui a été malgré lui à l’origine de ce
soulèvement, ce Blanc auquel Rosa n’a pas voulu laisser sa place
dans le bus qui la ramenait chez elle. Eugène Ebodé répare cet
oubli en révélant l’identité de celui qui est d’abord appelé
« l’homme aux bonbons ». Après la décision du
boycott, un certain Douglas White Junior se présente à la porte des
Parks, poussé par un besoin impérieux de rencontrer celle qu’il a
croisée dans le bus et à qui il n’a même pas parlé. Rosa
n’éprouve ni crainte ni haine pour cet homme de plus de vingt ans
son cadet, lesté d’un embonpoint dû aux confiseries qu’il avale
à longueur de journée. A la curiosité toute humaine de Rosa : « Et
vous ? Parlez-moi de vous !... », il répond avec
humilité et fatalisme : « Je suis un homme sans courage,
madame. Je vis depuis très longtemps avec mon gros mensonge de petit
Blanc dans une âme noire ! ». En effet, Douglas White est
né de l’union d’un père noir et d’une mère blanche. Sa
grand-mère paternelle a connu le sort de nombreuses esclaves violées
par leurs propriétaires, puis rejetées par les deux communautés.
En un retournement de situation imprévisible, voici cet inconnu au
visage poupin qui va embrasser la cause de Rosa en devenant
l’informateur discret de ses supporteurs, se rendant aux rencontres
organisées par les deux clans, celui des boycotteurs, qui emporte
son adhésion, et celui des « Vigilants », les
ségrégationnistes, dont les plus fanatiques sont les membres du Ku
Klux Klan, qui sèment la terreur en organisant des chasses à
l’homme, des lynchages, des meurtres, sévissant en toute impunité.
Au contact de cette femme qui revendique sa qualité de citoyenne
américaine et l’égalité des droits, il trouvera enfin un
sentiment d’appartenance et l’amour-propre qui lui manquaient.
Eugène Ebodé, à
travers le prisme du roman, interroge sans fausse pudeur le rôle des
Noirs dans l’asservissement dont ils font encore l’objet une
centaine d’années après l’abolition de l’esclavage. Il laisse
ouverte à la réflexion la difficile question des responsabilités
de chacun dans le maintien du cloisonnement et des préjugés
racistes, qui, on le voit, seront toujours tenus en échec par des
Douglas White et des Rosa Parks. Enfin, il n’oublie pas de rappeler
d’autres noms de « roses », des femmes noires rebelles
et courageuses, qui ont souvent lutté seules contre l’oppression
masculine blanche. Si l’on a retenu le nom de Rosa Parks, on peut
aussi constater qu’elle n’a pas eu la carrière d’un Martin
Luther King ; peut-être une autre lutte, celle du féminisme,
était-elle encore à venir…
Aline Sirba, 20/03/2013.
Chronique du 13 mars 2013
Les roses n’éclosent pas en
hiver.
Le Détour, Gerbrand Bakker (Gallimard,
2013)
Gerbrand Bakker, auteur néerlandais, s’est fait
connaître en France en 2009 avec un premier roman, Là-haut, tout est calme, qui lui a valu plusieurs prix dans de
nombreux pays. Ce roman traitait de la difficile cohabitation entre un père
malade et son fils adulte, de leurs solitudes respectives, dans une prose
magnifique et lumineuse, tout en sobriété, qui réussissait à dire les maux existentiels.
On retrouve cette beauté dans Le Détour,
second roman de l’auteur, qui renoue avec des personnages dont le malheur
intérieur affleure sans cesse, et qui cherchent hors d’eux un apaisement qui ne
s’éprouve que dans la renonciation.
La femme
entre deux âges qui loue la maison d’une certaine veuve Evans morte il y a peu évite
d’emblée tout contact avec la population locale, fuyant les villes qui se
ressemblent par la clameur de leurs foules stigmatisantes et indiscrètes. Ayant
fait cette expérience amère par le passé, elle se détourne des regards, allant
jusqu’à changer d’apparence physique, d’identité, afin de passer aussi
inaperçue que possible, ce qui, dans un petit village comme celui où elle a
choisi de s’installer, est difficile, le moindre visiteur suscitant la curiosité
et davantage encore lorsqu’il s’agit d’une femme seule, peu loquace, un peu excentrique,
qui ne dit pas d’où elle vient ni la raison de sa présence. Elle passe ses
journées à marcher dans les sentiers, empruntant des chemins peu fréquentés, se
fondant dans les herbes hautes, se dépouillant de ses vêtements comme un rite
purificatoire, cherchant l’osmose avec les pierres, avec l’eau, avec la terre,
dans des endroits isolés où elle peut s’abandonner à la nature qui la couvre de
son aura protectrice. Elle s’attelle aussi à remettre en état la propriété
qu’elle a louée, la faisant sienne, comme si elle devait y vivre le restant de
ses jours, plantant des piquets, la clôturant, délimitant son territoire. Ainsi,
son monde se réduit désormais à cette maison, aux quelques oies et aux moutons impassibles
qui se meuvent alentour, aux ajoncs, aux aulnes, aux ruisseaux, au cercle de
pierres, son endroit favori. Un jour, un jeune homme prénommé Bradwen s’aventure
jusqu’à chez elle : c’est un étudiant dont le projet est de cartographier
un sentier de grande randonnée. La maîtresse des lieux lui offre le gîte et le
couvert pour un soir, mais il revient le lendemain et s’installe avec elle. Dans
un silence quasi permanent, ils cohabitent ainsi pendant un mois, lui
pourvoyant à leurs besoins en s’occupant du quotidien, en faisant à manger, en aidant
dans ses travaux de jardinage cette étrangère déroutante qui avale des
antalgiques à longueur de temps, rassurée en retour par la présence de ce
garçon qui prend soin d’elle.
Malgré la nature clémente, les
travaux des jours et la compagnie masculine protectrice, nombreux sont les
signes inquiétants qui rôdent autour de cette femme en fuite : des oies
disparaissent, un blaireau agressif la mord. Peu à peu, elle entre dans la peau
de l’ancienne habitante des lieux, devient obsédée par l’odeur de vieille femme
qu’elle sent s’insinuer en elle à mesure de son propre dépérissement. En
mettant un soin si particulier à arranger les abords de la maison, en
l’embellissant avec des roses blanches, symboles de pureté pour celle qui se
sent salie, en la circonscrivant ainsi dans son espace, l’héroïne, visiblement
malade, semble préparer un lieu de sépulture, encouragée dans sa besogne par
les vers d’Emily Dickinson qui surgissent comme un leitmotiv qu’elle s’emploie
à décrypter. Elle est elle-même une énigme, et en cela elle rejoint l’image de
la poétesse américaine à qui elle voue son travail, recluse volontaire,
difficile à appréhender dans ses oscillations entre poésie du quotidien et
fulgurances mystiques.
Ce beau roman
interroge les rapports des hommes par essence mortels à la nature éternelle, il
montre des êtres fragiles dont les ressources s’épuisent à la recherche d’un
paradis perdu. La nature ne peut pas tout réparer, tout guérir, mais devient
souvent le seul lieu qui permet l’ultime abandon de soi. Aux paroles inutiles
ou illusoires, les personnages de Gerbrand Bakker préfèrent le silence, qui
n’empêche pas la méditation. Aussi, la souffrance n’a pas besoin de mots, et la
féminité affaiblie se devine par les sens en éveil et les gestes simples, comme
des mains posées sur un ventre stérile. En se cherchant des identités, à la
fois Emily, veuve Evans, Allemande, Hollandaise, femme et mère en puissance,
épouse et fille, le personnage central tourbillonne dans toutes ces sphères que
seule la poésie emporte dans son orbite.
Aline Sirba, 13/03/2013.
Chronique du 20 février 2013
Le « recopillage »
tue ?
Esquisse d’un
pendu, Michel Jullien (Verdier, 2013)
C’est par
le côté de l’estrapade qu’on entre dans ce Paris du XIVème siècle, en faisant un
long détour par les gibets de Montfaucon, dans le dédale étourdissant des
phrases réglées à l’équerre comme les fourches patibulaires où sont exposés les
suppliciés séchant sur place, et faisant partie du paysage familier :
« les piétons du petit matin, pas plus que les noceurs du soir, blasés, ne
daignaient accorder un œil à la piteuse carlingue pierrée, las du tableau – en
plus de quoi l’odeur à la ronde incitait à forcer le pas. A ce point que la
machine à effroi s’affadit progressivement au cours des siècles […] ».
Chacun peut se retrouver un jour gibier de potence, pourrissant jusqu’à l’os
devant les yeux des Parisiens impavides. L’instrument de supplice est
longuement décrit, sommaire d’abord, puis de plus en plus élaboré, amélioré par
des hommes d’importance, des « ingénieurs » qui peuvent eux aussi
finir au crochet de leur propre instrument, traîtres ou conspirateurs, tel est
pis qui croyait pendre…
Des
artisans de la corde à ceux de l’écrit, il n’y a que quelques rues. Raoulet d’Orléans
arrive au chapitre deux pour s’établir rue Boutebrie, dans le quartier des
copistes, des enlumineurs, des libraires, des orfèvres de la plume. On croirait
Raoulet tout droit sorti d’un roman de Rabelais, tant le personnage est haut en
couleurs, par sa physionomie : « Qui croisait Raoulet se frappait du
modèle, ahuri du gigantisme […]. Un gabarit dont la meilleure réplique se
cachait […] derrière la silhouette d’un plantigrade pyrénéen, mâle », et
par son tempérament gouailleur, aimant la bonne chère, goûtant le bon vin, flânant
dans tous les quartiers de Paris où il aime à humer les exhalaisons quand l’air
de son atelier l’asphyxie, fréquentant toutes les corporations, du Louvre jusqu’aux
tripots. Ni faux modeste, ni hâbleur excessif non plus, artisan talentueux et
méticuleux, copiste attitré du roi, la réputation de Raoulet d’Orléans n’est
plus à faire. Il s’entoure de collaborateurs qui lui sont aussi efficaces
qu’attachés : parmi les copistes, il y a son fils Perrin, vif et guettant
le progrès, viennent ensuite quatre ouvriers, dont chacun se voit attribué un
surnom en fonction de ses dispositions, de son adresse, de ses défauts aussi,
ainsi le compagnon « la Danserie », dont le sobriquet est dû à des
tics nerveux qui lui valent par ailleurs une écriture caractéristique. Raoulet
est un bon chef copiste, décelant en chaque apprenti un talent particulier, les
formant avec la patience d’un véritable maître de calligraphie zen. Les femmes
ne sont pas en reste : son épouse, Maroise, veille sur le matériel de la
transcription, experte en plumes, parchemins, encres, attentive à la propreté
des outils, compétente autant que son mari sur les différents tuyaux taillés en
pointe pour la graphie, négociant le prix des parchemins, les découpant à la
mesure de chaque ouvrage, vaquant toute la journée au bon déroulement du
travail des copistes, tout comme Oudette, la servante, employée aussi à l’intendance.
L’atelier est un véritable lieu de vie qui ne se résume pas à l’artisanat :
on y dort, on y mange, on y traite les affaires inhérentes à l’activité.
L’auteur ne lésine pas sur les détails, décrivant la plus petite taille de
plume ou la consistance de l’encre dans un godet comme les tranchoirs sur
lesquels on se sustente tous ensemble. Odeurs, bruits, gestes minutieux, tout y
est. Loin des monastères silencieux, le lieu n’en est pas moins sérieux, et on
y œuvre du matin au soir, au rythme du soleil avec lequel commence et finit le
travail, scandé aussi par les offices qui sonnent dans les églises
environnantes.
Ayant déjà
reproduit plusieurs bibles pour le roi, mais aussi habile dans les
« écrits profanes », en 1373 Raoulet d’Orléans se voit confier une
tâche particulière par la maison royale : transcrire deux manuscrits aux
antipodes l’un de l’autre : les Politiques
d’Aristote, réflexion sur les différentes façons de gouverner un pays, ouvrage
subversif s’il en est, pour la première fois traduit en français, et les Grandes chroniques de France, recueil
prosélyte sans fin théorique qui relate les hauts faits des rois du pays pour
mieux faire l’apologie de l’actuel Charles V, amené à se poursuivre dans le
temps de la monarchie, sorte de quotidien avant l’heure. D’un côté, un ouvrage
anhistorique, un retour de la pensée sur elle-même, de l’autre, un instrument
de propagande pour la couronne, voué à l’éternelle continuation. C’est Perrin qui
se charge de recopier Aristote, l’ayant lu avidement de bout en bout, émettant
des opinions progressistes, tandis que son père s’attelle aux Chroniques, sans grande conviction mais
avec le sens du devoir, même pour une œuvre au contenu partisan. Après le
travail du copiste vient celui de l’enlumineur, deux métiers différents qui se
complètent. Mais un intermédiaire indésirable vient se glisser dans cet ordre
bien huilé et sème le trouble dans le cercle de la recopie de manuscrits…
Esquisse d’un pendu décrit un monde qui s’interroge des siècles
avant notre révolution numérique sur le devenir de l’écrit, avec l’ombre de
l’imprimerie que Gutenberg met au point dans un coin d’Europe du Nord, et qui
viendra mettre un terme au codex unique, passage de l’un au multiple, propageant
la réflexion, révolution s’il en est. Michel Jullien donne vie à cet univers en
mouvement grâce à son verbe généreux. La lutte contre la copie illégale ne date
pas d’aujourd’hui, et tout comme cette balade des pendus nous familiarise avec
la mort, ce qui nous effraie est mis à distance par le langage et le rire
cathartique. Qu’on se le dise : le talent ne se laisse ni contrefaire ni
reproduire, et se moque des oiseaux de mauvais augure.
Chronique du 13 février 2013
Impression soleil levant.
Celle qui
dit « je » dans un sens autobiographique commence par remonter le
courant des vivants et retrouve sa tante Odette à Annecy, où cette dernière vit
seule dans le souvenir d’un homme marié qu’elle a aimé pendant trente
ans : un roman à elle toute seule. Odette est dépositaire d’un vieux coffret
contenant des lettres et le journal intime d’Adèle, dont elle a été la petite-fille
préférée et la dernière confidente. Elle remet à son tour ce coffret de soie
rouge à sa nièce, qui s’efforce de mettre des contours sur le fantôme d’Adèle, de
faire des allers et retours entre passé et présent, d’établir au fur et à
mesure de ses investigations des correspondances au sens proustien entre la vie
de cette parente et la sienne. Car il ne s’agit pas là d’un portrait qui serait
l’aboutissement des travaux de la narratrice ; non, ce qui l’intéresse,
c’est le développement même de l’enquête, tout le roman est contenu là : comment,
en ayant à sa disposition quelques fragments écrits, des lettres, des
photographies plus ou moins floues, des tableaux évocateurs, elle chemine par
associations d’idées, de mots qui en amènent d’autres, et aussi de quelle
manière ce processus transforme sa vie à elle, dans le présent de sa quête. Elle
cherche à entrer en résonance avec cette aïeule dont elle n’avait jusque-là jamais
eu connaissance. Le titre est explicite : il ne s’agit pas d’Adèle seule,
auquel cas la narratrice se serait effacée au profit d’un personnage qu’elle
aurait recréé, mais ce roman est celui d’Adèle et de son arrière-petite-fille,
ou comment et pourquoi celle-ci retrouve Adèle, la façonne, comblant les
lacunes de la réalité et de la mémoire par son imagination.
Adèle est
une fillette de dix ans lorsque l’auteur/la narratrice la fait entrer en scène,
elle est née à Paris en 1860, et sa vie ne semble commencer vraiment qu’avec la
guerre de 1870 contre les Prussiens, lorsque son père, un médecin veuf et
portant beau, les envoie, sa demi-sœur attardée Pauline et elle, à l’abri dans
une pension en Normandie, à Saint-Pair, un village au bord de l’Atlantique,
déserté depuis toujours des touristes parce que balayé par les tempêtes, à la
merci des grandes marées, rongé par le sel et la pluie qui tombe à verse des
nuages qui couvrent un soleil farouche. De ce séjour précipité dans des
conditions excitantes pour une fillette de son âge, Adèle n’en reviendra
jamais, littéralement happée par la beauté âpre et sauvage qu’elle trouve dans
ce bout de France. Elle n’aura de cesse, elle qui vivra jusqu’en 1941, d’être
indépendante et de trouver son endroit à elle à Saint-Pair. Elevée par un père bon
vivant dans une absence de contrainte et une aisance propre à la grande
bourgeoisie de l’époque, l’accompagnant à la chasse comme au théâtre, Adèle
possède un sens aigu de la liberté du corps et de l’esprit. Très tôt orpheline
de mère, elle perd aussi son père aimé lors d’un accident de chasse alors
qu’elle n’est qu’une adolescente. Mais elle entend conserver son autonomie :
le moment venu, elle fait un mariage d’amour avec Charles Armand, passionné de
musique et originaire d’une famille déclassée de la noblesse d’épée
(qu’importe) ; ils auront quatre enfants, deux garçons et deux filles. Excentricité,
sens de l’honneur ou désir d’émancipation, elle impose son propre nom à son
mari, lui accolant son nom à elle, « Duval » : les époux se
nommeront « Armand-Duval », ainsi l’a décidé cette femme de tête. Elle
survivra à Charles, ainsi qu’à deux de ses enfants morts pendant la Grande
Guerre.
L’œuvre de sa vie et qui la relie
à celle qui marche aujourd’hui dans ses traces, c’est Saint-Pair, pour lequel
elle a eu un véritable coup de foudre une nuit de septembre 1870. Adèle est une
bâtisseuse, elle y fait construire la maison de La Croix Saint-Gaud sur un
tertre. C’est une villa toute simple, Adèle n’a pas la folie des grandeurs, voulant
juste une « chambre à elle », où elle vit comme elle l’entend, à
l’écart de la société parisienne qui évolue avec les modes, à l’écart aussi du
monde corseté de la bourgeoisie provinciale, encore plus attachée aux préjugés
de classe que les Parisiens bon teint. Adèle aime la solitude propice à la
rêverie, aux dialogues avec les morts qui s’accumulent dans sa vie. Elle expie un
vague sentiment de culpabilité par des « séances de confessionnal » régulières
et de longues marches libératrices sur les sentiers de sa retraite. Héroïne
impressionniste, on la voit somnolente dans le bow-window de sa maison
surplombant l’océan, on la suit insomniaque, épiant ses pensées nocturnes, fixant
le souvenir de ce qui n’est plus, jouissant du luxe de la pensée vagabonde. L’hier
et l’aujourd’hui se superposent, et la narratrice se découvre des ressemblances
avec cette ancêtre insaisissable : le goût de la solitude, de la liberté,
des courses à pied le long de l’océan, le cœur toujours un peu en manque de son
amant de cœur qu’elle retrouve à Saint-Pair…
Par un étrange renversement, Adèle
se dérobe tandis que le roman avance, laissant la place à sa descendante, à sa
créatrice qui découvre à son tour les vertus du souvenir et de la réflexion,
qui s’interroge sur sa propre vie, ses amours fragiles et l’élaboration de son
œuvre. Adèle, vivant sa vie dans le libre cours de l’imagination de celle qui
dit « je », sait s’effacer, comme le sable de la plage que la mer
lisse à chaque marée.
Chronique du 7 février 2013
Pour mémoire.
Sur le bateau en partance du Japon à destination de la Californie, les futures épousées sont confiantes, persuadées d’être en route pour le bonheur. Leur rêve américain déjà balloté dans les cales du navire où elles sont parquées, elles se dévisagent, chacune persuadée d’être la plus accomplie, la plus jolie, la plus attendue, même si « la plupart d’entre nous venaient de la campagne […] avec le même vieux kimono que nous avions toujours porté ». Dès le débarquement, leurs espérances sont brisées, elles ont accueillies par des hommes rustres, violées le plus souvent au cours de cette « nuit de noces » pour laquelle elles avaient ingénument apporté un traditionnel kimono de soie blanche, souillé de leur sang et mouillé de leurs larmes. S’ensuit une vie de misère et de souffrances. Les travaux pour lesquels on les a fait venir les réduisent à l’état de bêtes de somme, corps dolents besognant aux champs du matin au soir, aux côtés d’un homme brutal, asservi lui-même à la volonté des américains blancs. Certaines n’y survivent pas, meurent d’épuisement, de maladie, se suicident parfois ; certaines s’enfuient, se perdent dans des bordels ; d’autres deviennent les esclaves invisibles des maisons de riches propriétaires, trimant sous le poids des fardeaux et des humiliations.
Le chœur des femmes devient polyphonie avec la vie qui passe, et cet « ensemble sur le même bateau » du début s’échoue contre la dureté du quotidien, chacune se construisant une vie à sa mesure, faite de riens, de bouts de tissus pour les rideaux, de paille pour les lits. Mais c’est avec la naissance de leurs enfants qu’elles posent le regard ailleurs que sur la terre qu’elles travaillent. Le chœur se morcèle, chacune y va de son histoire personnelle : « Nous avons accouché sous un chêne, l’été […]. Nous avons accouché dans des campements poussiéreux, parmi les vignes. […] sur une vieille couverture de soie que nous avions apportée du Japon […]. Nous avons accouché avec l’aide du Dr Ringwalt, qui a refusé que nous le payions. […] à l’arrière du camion Dodge de notre mari […], avec l’aide de la femme du poissonnier ». Le singulier se fait entendre au moment même où elles donnent la vie : « J’ai coupé le cordon avec mon couteau et j’ai emporté ma fille dans mes bras. » En prénommant leurs enfants, elles se donnent à elles-mêmes un nouveau souffle, le verbe se faisant chair : « Nous avons eu Fujiko […]. Nous avons eu Yushiko, dont le nom signifie ‘neige’. […] nous avons eu Sueko, dont le nom signifie ‘le dernier’ ». Ces femmes courbées se relèvent par la force de l’amour. Les enfants grandissent, apprennent l’anglais, ont des ambitions que leurs parents n’osaient pas s’autoriser : « L’une voulait aller à l’université, même si à sa connaissance personne n’avait jamais quitté la ville. Je sais que c’est fou, mais… […] L’un voulait devenir artiste et aller vivre dans une mansarde à Paris. […] L’un voulait construire un pont. […] L’un voulait être sénateur d’Etat. » Il n’y a pas de limites aux désirs de cette jeunesse née sur le sol américain.
Mais la guerre arrive qui détruit ces efforts d’acculturation mobilisés des années durant, au prix de la sueur et de mille sacrifices. Le Japon est l’ennemi de l’Amérique, partant les Japonais, ceux-là mêmes qu’on avait fait venir par bateaux entiers. Les suspicions précèdent les persécutions, bientôt suivies par les enlèvements. Stigmatisés, les Japonais le sont jusqu’à ce « dernier jour », où sont déplacés et internés « les Tanaka de Gardena », « les Koboyashi de Biola », et Miyoshi, Satsuyo, et « Chiyoko, qui avait toujours insisté pour que nous l’appelions Charlotte », même des étudiantes « en pantalon de gabardine noire -nos filles aînées- sont parties avec le drapeau américain épinglé à leur pull ». Cet internement des Japonais d’Amérique résonne étrangement avec notre histoire européenne. Les dernières voix japonaises s’éteignent en s’éloignant pour une destination inconnue et c’est celle des Américains, leurs voisins, leurs clients, leurs professeurs, qui conclue le roman, dans une brève interrogation stupéfaite ; mais une nouvelle vague de migrants chasse l’autre, venue d’Amérique latine cette fois, alors on oublie les questions, on oublie de penser, on les oublie.
Julie Otsuka laisse la place aux cris de révolte de toutes ces femmes trop longtemps réduites au silence à qui elle donne une voix qui enfle et se multiplie pour finir par se rejoindre dans le cortège de celles qui quittent la scène en silence. Rideau.
Chronique du 30 janvier 2013
De bric, de broc et d’or.
De fait, le petit voisinage du
« Barococo » échoue ici, dans cette boutique où l’on trouve de tout,
comme le dit son slogan. On y croise d’abord Mizue l’illustratrice, jeune femme
fantasque, déroutante et généreuse, un peu perdue elle aussi, qui vit seule près
du magasin où, bien qu’elle n’achète jamais rien, elle semble avoir ses habitudes
de longue date, comme celle de venir sans façon s’affaler le temps d’un café ou
d’une discussion à bâtons rompus sur le divan au fond du magasin, sorte
d’estrade ou de scène sur laquelle se jouent beaucoup de choses. Sans presque
rien dire, et peut-être pour cette raison, le gardien de la boutique recueille
les confidences, et ce fameux sofa, élément indispensable et indétrônable du
lieu, pourrait être interprété par nous, esprits occidentaux, comme celui qui
favorise l’écoute analytique… Outre Mizue, le narrateur fait aussi la
connaissance de Françoise, une Française passionnée de sumo, et des deux sœurs
Yagi, les petites-filles des propriétaires, dont les parents sont divorcés et
absents. Il observe intrigué les travaux de l’aînée taciturne, Asako, qui
fabrique avec une ascèse silencieuse et obstinée des boîtes en bois pour son
examen de fin d’études. Avec Yûko, la cadette, il découvre les chemins
interdits, les détours dans le quartier, les écorchures aux genoux, en la suivant
dans les méandres des rues, la nuit, bravant les panneaux « Propriété
privée » et « Interdiction d’entrer », entraîné dans des
raccourcis insolites par cette jeune fille bavarde, audacieuse et férue de
mangas. Comme autant d’objets de styles différents, tous les personnages ont
leur place dans ce magasin d’antiquités qui se veut aussi délibérément moderne,
et le narrateur, qui refuse d’appartenir à quoi que ce soit, trouve peu à peu
sa place dans ce groupe disparate qui se forme autour du magasin et autour de
lui, en prenant part à la vie de chacun, chacun prenant part aussi à sa vie à
lui. Si tous ont leurs secrets, le magasin les unit comme une toile qui se
tisse entre chaque personnage, et devient même « l’endroit idéal »
pour l’annonce du mariage d’Yûko, qui choisit le narrateur comme témoin de son
union, parce qu’il fait désormais partie de sa vie.
C’est au « Barococo », dont
le patron vend aussi bien sa marchandise sur les marchés aux puces que sur
Internet, que viennent se réfugier les personnages d’une société en mal de
repères, qui tous ont une fêlure intérieure, comme ces bols à thé ébréchés que
l’on répare avec de la colle mélangée à de la poussière d’or, et qui acquièrent
davantage de valeur qu’ils n’en avaient auparavant, ce procédé s’appliquant
aussi aux hommes : « le doré, […] on peut faire quelque chose de
bien avec ». Dans ce magasin, les activités principales consistent à manipuler
les objets, à les réparer, à ôter la poussière, à nettoyer les vitres pour
laisser entrer le soleil et ainsi permettre aux antiquités de briller sous un
angle meilleur et différent. En somme, il s’agit d’une métaphore de la
vie qui a de temps en temps besoin d’un coup de balai, dont on ouvre en
grand portes et fenêtres pour faire le tri, garder ce qui peut encore servir,
jeter ce qui est inutilisable et procéder à l’inventaire. Dans Barococo, il s’agit d’un inventaire à la
Prévert, poétisé par l’accumulation et le déplacement des bibelots et des
meubles derrière la vitrine où les objets occidentaux côtoient les objets
traditionnels japonais, signe que les temps changent, que le pays commence à
être démangé par la modernité et le mouvement qui prennent le pas sur les
coutumes.
Chronique du 23 janvier 2013
Le Bruit des choses qui tombent, Juan Gabriel Vasquez (Seuil, 2012)
Juan Gabriel Vasquez est né en Colombie en 1973. Ses romans lui valent depuis quelques années une reconnaissance internationale. Avec Le Bruit des choses qui tombent, l’écrivain revient sur l’histoire tourmentée de son pays dont le présent est rempli de fantômes écorchés.
C’est la mort brutale en 1996 de ce
dénommé Laverde qui va déterminer la trajectoire d’Antonio. Toute l’intrigue
repose sur cette rencontre décisive, et très vite le lecteur est entraîné dans
les zones obscures de l’histoire de la Colombie par le truchement de ce
mystérieux inconnu qui hante la salle de billard qu’Antonio a aussi l’habitude
de fréquenter, alors qu’il commence à donner des cours à la faculté de droit,
et qu’il passe son temps libre à flirter avec ses étudiantes. Ricardo Laverde a
quarante huit ans lorsqu’Antonio fait sa connaissance, c’est un homme semblable
à un « champ en friche », peu loquace, et qui donne l’impression
d’être dans l’expectative. En effet, il confie à Antonio qu’il attend avec
espérance le retour d’Elena, son épouse américaine qu’il n’a pas vue depuis
vingt ans. Pourquoi cette si longue séparation ? Qu’a-t-il fait toutes ces
années ? Que veut-il « arranger », cet homme à l’allure de
vieillard qui profère des paroles sibyllines et des avertissements à l’adresse
d’Antonio : « Profitez-en, profitez-en tant que vous pourrez car on est
heureux jusqu’à ce qu’on se mette à déconner d’une façon ou d’une autre, et
après, il n’y a plus moyen de redevenir celui qu’on était avant. […] Peu
importent les conneries qu’on fait, Yammara, écoutez-moi bien, peu importent
les conneries qu’on fait ; ce qu’il faut, c’est savoir les réparer. Même
si le temps a passé, même si des années se sont écoulées […]. » Si la
curiosité d’Antonio est piquée par cet homme énigmatique, il est détourné de ses
interrogations par les aléas d’une relation amoureuse avec Aura, une étudiante qui
se retrouve bientôt enceinte : il décide alors de vivre avec elle et
d’assumer la paternité de sa fille. Les bouleversements de sa vie personnelle
lui font un temps perdre de vue Ricardo Laverde, qu’il ne revoit que quelques
mois plus tard au même endroit, plus défait que jamais, mais toujours aussi secret.
Peu après ces retrouvailles, Ricardo Laverde est assassiné par deux hommes à
moto, alors qu’il est accompagné d’Antonio, quant à lui grièvement blessé, dans
ce qui ressemble à un règlement de comptes.
Le rétablissement progressif de
la « victime collatérale » qu’est Antonio laisse la place à sa ferme
volonté de reprendre le cours d’une vie normale, mais les syndromes
post-traumatiques ne s’atténuent guère malgré les soins et l’amour dont il est
entouré ; peu à peu la nécessité de comprendre les raisons du meurtre
auquel il a échappé, de connaître les véritables agissements de Ricardo Laverde,
prennent une ampleur telle qu’Antonio est incapable de faire face à la vie
quotidienne et se perd dans les cauchemars, les terreurs et les obsessions sans
fin. Au bout de deux ans d’errance, c’est à une véritable investigation qu’il décide
de se livrer en entreprenant un voyage dans le passé de ce mort qui le poursuit.
Malgré la réticence des siens, il quitte Bogotá après avoir reçu un appel
téléphonique de Maya Fritts, la fille de Ricardo Laverde, qui l’enjoint à venir
la rencontrer chez elle, dans la plaine colombienne. Maya l’accueille dans la
propriété de ses défunts parents, la « Villa Elena », où, seule, elle
vit de l’apiculture. Maya requiert l’aide d’Antonio pour reconstituer les
dernières années de la vie de son père, détenant quant à elle des pièces du
puzzle qui manquent à son hôte. Pendant trois jours, ensemble, ils vont
remonter le cours du passé et de leur mémoire, en parlant beaucoup, mais aussi à
l’aide d’archives, de journaux, de lettres, d’enregistrements, pour faire apparaître
en pleine lumière les portraits de Ricardo Laverde et d’Elaine Fritts, et
dessiner en creux l’histoire de la Colombie des années 1970. On apprendra que
Ricardo Laverde, pilote amateur, marié à Elaine Fritts, une américaine, s’est
laissé impliquer dans le transport de drogue entre son pays et les Etats-Unis,
implantés en Colombie pour œuvrer à la paix. Pendant que la société vit des
heures sombres sur fond de narcotrafics, de corruption et de guérillas,
Ricardo, Elaine et leur fille se construisent une vie loin de cette violence
qui les rattrape presque à leur insu tant ils semblent innocents, prêts seulement
à quelques accommodements contre un peu de confort, mais ignorants du péril qu’encourt
leur bonheur.
Aline Sirba, 23/01/2013.
Chronique du 16 janvier 2013
Le Retour de Silas Jones, Tom Franklin (Albin Michel, 2012)
Ainsi, Le Retour de Silas Jones, c’est d’abord l’histoire ancienne d’une
amitié enfantine enterrée, celle d’un garçon noir avec un jeune Blanc, que tout
tente de séparer : la couleur de peau, la différence sociale, les
préjugés ; Larry Ott est issu de la classe moyenne blanche, il grandit
entre un père mécanicien méprisant et une mère au foyer aimante mais
possessive, tandis que Silas Jones est noir, il vient de Chicago, la ville de
toutes les violences, d’où sa mère et lui ont été forcés de partir après que
son beau-père les a quittés. Par un de ces heureux hasards de l’enfance, Larry,
solitaire, fragile et différent, dévoreur de littérature d’épouvante, rencontre
un jour Silas aux abords de la cabane où il vit pauvrement avec sa mère.
Commence alors une entente secrète qui n’existe que dans l’espace des bois et
de la nature, les enfants ayant interdiction tacite de se fréquenter, question
de race et de classe oblige. Tom Franklin décrit avec sagacité une société
gangrenée par la violence, par le poids de la ségrégation et des secrets. Larry
et Silas représentent deux frères ennemis, deux enfants que tout sépare mais
qui, en dépit des réticences et des barrières érigées par des générations
inspirées par la haine, fraternisent à l’abri des regards d’une société
malveillante que dirige la défiance pour l’autre. Un jour, Carl Ott, le père de
Larry, a connaissance de cette relation et décide de la détruire par un jeu
pervers et cruel, en obligeant les deux enfants à se battre sous ses yeux.
Cette bagarre scelle la fin de cette amitié improbable, et chacun retourne à
son monde, seul, à la place qui lui est socialement attribuée, où le blanc et
le noir ne se mélangent pas. Lors de l’affaire Tina Rutherford, Larry et Silas
se retrouvent à nouveau liés par un passé qui les rattrape et des secrets
inavoués qui pourrissent au fond des consciences.
Larry et Silas sont des
personnages complexes, et bien que le second soit désormais un adulte respecté, il paye de son sentiment de
culpabilité permanente le rejet dont souffre Larry, peut-être le plus émouvant
du roman, parce que sa candeur et sa naïveté en font un présumé coupable idéal
pour une société qui se cherche des boucs-émissaires afin d’expier ses propres
péchés. La tragique affaire qui les réunit ici, dans le présent de l’histoire,
rejoue ce qui n’a pas été éclairci en son temps ; il s’agit pour Silas d’une
rédemption par le mal, et, derrière son rôle de justicier, il doit briser le
silence qu’il s’est imposé des années auparavant pour tenter de réhabiliter
celui qu’il a symboliquement tué par lâcheté et par peur. On pourrait y
voir une réinterprétation de l’histoire symbolique de Caïn et Abel, mais ici point
d’intervention divine, Caïn détient seul le pouvoir de faire revenir son frère
à la vie en défiant les règles de la société et en choisissant la loi naturelle.
Ce roman confronte les multiples faces d’une réalité qui doit composer avec des
codes, mais surtout avec les êtres humains qui les inventent et les perpétuent.
La mort, les sentiments ambigus, le désir de vengeance, ne sont pas l’apanage
d’une race, et la question de l’identité se pose bien au-delà de la simple
couleur de peau.
Nombreux sont les symboles d’une Amérique qui se cache derrière des masques pour ne pas qu’on la voie en train de tuer son prochain, mais aussi parce qu’elle n’assume pas son racisme immuable et sa fascination pour le mal. Dans une région dévastée par la pauvreté, la ségrégation et la violence, les hommes ont encore le choix, et il n’est pas de fatalité qui ne puisse être conjurée par la volonté. Quand la faculté de rémission dépasse la faiblesse humaine, on peut laver le péché originel. Tom Franklin est un romancier qui ne désespère pas de cette humanité, et qui croit ferme à l’existence de la rédemption. Ceux qui, comme Larry Ott, trouvent les ressources en eux-mêmes pour pardonner malgré la haine et les blessures, ont cette capacité de régénérer l’espèce humaine, à faire peau neuve, qu’ils soient blancs ou qu’ils soient noirs.
Aline Sirba, 16/01/2013.
Chronique du 9 janvier 2013
L’Oratorio de Noël, Göran Tunström (Actes Sud, 1987, Babel, 1993)
Solveig était la vie, la matrice
suprême ; elle a même enfanté Aron, pour qui « tout avait été fermé
avant qu’il ne la rencontre, le monde n’avait pas voulu de lui. C’est ainsi que
les gens peuvent venir l’un vers l’autre […]. Il l’avait vue forcer les choses
une par une, les rendre riches, étincelantes de significations. Il s’était
installé dans le monde des mots. » A la mort de sa femme, de son astre, Aron
commence lui aussi à décliner, il vend ses terres et son bétail, et part avec
ses enfants rejoindre la famille de sa défunte épouse dans la ville de Sunne où
il devient caviste dans un hôtel-restaurant. Sidner a une douzaine d’années,
Eva-Liisa est la cadette, et ils doivent reconstruire un monde où vivre.
Le roman privilégie l’enfance, ce
moment d’ouverture à la vie et des premiers secrets, des inventions et des
rêves ; période bénie où l’innocence se perd par hasards, l’enfance de
Sidner, longue et solitaire, est bientôt accompagnée par l’amitié de Splendid,
que le jeune orphelin intrigue et qu’il entraîne dans un monde fantaisiste où
le jeu est toujours sérieux et le quotidien fait de cabanes, de cachettes, de
vols de pommes et d’histoires extraordinaires. A l’instar de Solveig, Splendid est
un passeur, il fait naître une deuxième fois son ami à la vie : « Suivant
la devise ‘On apprendra toujours quelque chose’, Splendid et son écuyer Sidner
flânaient en ville et Splendid ouvrait une par une toutes les portes du
monde. » C’est ainsi qu’il lui fait rencontrer l’écrivain Selma Lagerlöf, l’auteur
de récits merveilleux qui fait irruption dans le roman de Tunström comme un
personnage fantasque qui prend part aux équipées des deux gamins et confie plus
tard sa bibliothèque à Sidner. L’autre enfant du roman, la troisième génération
de Nordensson, c’est Victor, le fils accidentel de Sidner, petit être d’abord en
sommeil, volé à son père dont la raison se dérobe après l’effleurement charnel avec
une femme plus âgée, Fanny, dont naît cet enfant.
La mère est la figure tutélaire
qui engendre les destins : Solveig est cette première Eve ; suivent
ses filles, mères dans leur chair ou leur âme, comme Fanny, initiatrice
amoureuse de Sidner et mère possessive de Victor. Et comment ne pas évoquer la
sublime figure de Tessa, dont la cristallisation de l’amour pour Aron, son
amoureux du Nord, est si émouvante, ses lettres si pleines d’espoir et de
romantisme sincère qu’elle en devient folle, et ne trouvera le salut que dans
le sacerdoce d’infirmière, mettant du baume sur ses blessures d’amour en
soulageant les blessés de guerre… Cette fascination charnelle pour la femme qui
materne, pour la femme première, s’impose comme l’origine du monde qui compose L’Oratorio de Noël, hymne d’abord à la
naissance de l’Elu par l’Elue.
Ce sont avec des yeux émerveillés
que l’on distingue aussi les figures de l’ailleurs, celles des voyageurs, des personnages
qui passent en courant dans le roman, et qui s’effacent aussi vite pour laisser
place à l’imaginaire. En effet, pour grandir et s’accomplir, il faut avancer toujours,
dans des voyages intérieurs ou des périples réels, conditions du passage de
l’état primitif à l’état adulte, ou de la renaissance, et souvent ces
explorations ramènent au pays natal, à la genèse de toute chose. Solveig et ses
frères ont fait le voyage à l’envers, depuis l’Amérique du Kansas, où leurs
ancêtres ont tenté leur chance, jusqu'au pays d’origine, la Suède : ils ramènent
dans leurs bagages une langue différente qui émaille les conversations, des
souvenirs de champs à perte de vue, une musique et des coutumes qui s’imposent,
comme «les baisers en plein jours ». Mais les plus grands voyages se font
par amour : Aron, emmuré dans une douce folie, s’embarque pour la Nouvelle-Zélande
où il n’arrivera jamais, pour rejoindre Tessa, son épistolière amoureuse qu’il
confond avec le fantôme de Solveig qui le perdra en route. Quant à Sidner,
après une échappée belle dans le royaume des morts, il poursuivra le voyage de
son père et le terminera à Wellington où il devient chantre, posant ses valises
dans ce pays du bout du monde où il trouve enfin la paix intérieure au son de sa
propre voix. Accomplissant lui aussi le retour d’Ulysse vers Ithaque/Sunne, il transmet
à son propre fils sa passion pour la musique que ce dernier embrasse pour suivre
à son tour la tradition familiale initiée par sa grand-mère, en devenant chef
d’orchestre de renommée internationale.
Pour dire la sensibilité et la
beauté, la musique prend corps, par le piano sur lequel Solveig pose les mains
maladroites de son mari, comme un double sensuel, et le monde devient voix : les chansons sortent du
phonographe, les paroles sont diffusées par les premières radios, les livres donnent
à ressentir l’envers de la vie, comme Les
Aventures de Tom Sawyer que Splendid lit à Sidner, les lettres que l’on écrit
à l’autre… Les mots, enfin, sont des passerelles qui permettent aux personnages
de se rencontrer. Victor, dès le début du roman, pose cette question :
« Qui entretient la langue pour qu’elle reste disponible, toujours, années
après années ? » Göran Tunström donne la réponse dans une des plus
belles définitions de la lecture jamais écrites : « Ouvrir un gros
livre et s’enfoncer dedans !... Personne ne peut vous atteindre sur
l’étroite corniche entre le Point et la Lettre Majuscule. »
Chronique du 19 décembre 2012
L’Assassin à la
pomme verte, Christophe Carlier (Serge Safran
éditeur, 2012)
Christophe Carlier
vient d’obtenir le Prix du premier roman pour L’Assassin à la
pomme verte, et il ne l’a pas usurpé ! Ce n’est pas là son
premier ouvrage, puisqu’il a déjà publié plusieurs essais, mais
ce roman à la facture toute particulière est vraiment une réussite.
Dans l’atmosphère feutrée d’un palace parisien se trament un
meurtre, des amours éphémères et impossibles, et des vies se
révèlent dans l’intimité de chambres numérotées.
L’intrigue
principale tient du roman policier : dans un hôtel parisien,
appelé ironiquement le Paradise, un industriel italien trop
volubile est assassiné, tandis que séjournent dans ce même hôtel
des clients venus de tous horizons. Qui est le coupable ? Nous
le saurons bien assez tôt dans le roman ; ce qui importe n’est
pas tant l’intrigue criminelle un peu grotesque, mais la façon
dont ce séjour d’une semaine dans un lieu sous haute tension
transforme les personnages présents. L’auteur utilise le procédé
du roman choral pour établir un jeu kaléidoscopique en donnant
alternativement la parole à trois protagonistes, trois voix qui se
croisent, trois regards qui se percent, trois consciences qui jugent
et conjecturent. Ce procédé de changement de points de vue permet
au lecteur d’accéder à plusieurs visions des mêmes événements
et d’avoir le sentiment d’être à la fois un témoin omniscient
et un complice voyeur.
Craig,
universitaire américain, est le premier à entrer en scène. Il
débarque des Etats-Unis pour donner une série de conférences sur
la littérature du XVIIIème siècle. Elena est italienne, elle
arrive de Florence où elle travaille dans une agence de mode, et son
métier l’amène souvent à faire ce genre de déplacements entre
la France et l’Italie. Dans le chœur on entend aussi Sébastien,
le réceptionniste, le seul à n’être pas de passage -il aimerait
d’ailleurs peut-être mieux, mais il s’est résigné à son sort.
Craig, cynique et récriminateur, est d’emblée attiré par Elena,
qu’il croise au bar de l’hôtel alors qu’elle écoute,
scandalisée et « horrifiée », une conversation subie
avec l’expansif Arturo Rapanazzi, futur assassiné. Leurs yeux se
rencontrent dans un regard « foudroyant », Elena jouant
les outragées par les propos qu’elle entend de cet homme grossier
qui se vante d’entretenir trois foyers à la fois auprès de Craig,
lui-même agacé par cet importun qui le rend à son insu bruyamment
associé à ses frasques devant sa belle et altière voisine.
Sébastien, le réceptionniste qui travaille du soir au matin,
observe cette petite société aux yeux de laquelle il est invisible,
et pose sur elle un regard désabusé, parfois amusé et non dénué
de critique. Le microcosme cosmopolite se concentre dans un palace
que l’on n’occupe que la nuit, moment de tous les
travestissements, où se jouent en miniature et en temps restreint
les destins potentiels et avortés des clients qu’il abrite.
L’auteur s’amuse à changer imperceptiblement les codes
littéraires qui sont familiers au lecteur afin de glisser dans
l’insolite ; à la croisée du roman policier et de la comédie
de mœurs, entre la tragédie et le vaudeville, on tournoie sans
cesse autour des possibles sans jamais vraiment choisir parce que le
hasard est plus puissant que les volontés.
L’auteur oriente
les regards dans un jeu de miroirs : Craig n’a d’yeux que pour
Elena, qui regarde avec curiosité et une certaine lassitude le monde
qui l’entoure, et se laisse prendre au jeu de séduction, tandis
que Sébastien voit tout et ne dit rien, parce qu’il a compris que
son activité le dérobait aux regards de la clientèle passante, ce
qui ne l’empêche pas de philosopher sur le genre humain en de
subtils monologues intérieurs. Chacun est vu par l’autre, qui
tente de percer les secrets de son interlocuteur, et ne se dévoile
vraiment qu’à l’abri des regards, souvent dans la solitude de la
chambre, voie/voix d’accès aux pensées intimes, aux
ressassements, aux conjectures et à la vie réelle qui surgit quand
les actes et les mots ne sont plus dirigées par la tactique. Au
Paradise, on est libre de se fabriquer un personnage à sa
guise ; Craig et Elena sont respectivement mariés, mais l’hôtel
a ceci de particulier qu’il abolit la vérité des êtres :
c’est un espace-temps qui permet toutes les inventions, toutes les
dissimulations, toutes les illusions et même toutes les
« perversions » que l’on ne s’autorise pas à l’air
libre de la vraie vie : « Le Paradise leur offre une vie
fictive qui ressemble à l’existence réelle comme un aquarium aux
fonds marins. » Dès le début, le lecteur lui-même est
dirigé, ce à quoi il va assister relève des apparences ;
comme au théâtre, des personnages endossent des rôles qu’ils ne
tiendront que le temps de la représentation, c’est-à-dire ici
celle du séjour à l’hôtel, mais une fois dehors, retournés à
leur existence réelle, ils laisseront décors et costumes et seront
priés de déposer leurs masques à la réception, car d’autres
après eux s’en couvriront. Craig et Elena jouent une tragi-comédie
sur fond de marivaudage, en essayant de doubler l’autre dans ses
intentions, et le meurtre n’est au fond que le facteur déclenchant
de l’intrigue, alimentant le jeu de séduction, permettant
l’échange, attisant les complicités, parce que ces deux là ont
besoin de l’artifice pour aller au bout de leur fantasme.
Le titre qui met
l’accent sur l’identité de l’assassin évoque le célèbre
tableau de Magritte, dans lequel une pomme cache le visage de l’homme
au chapeau, comme les masques des personnages cachent leur moi
véritable. Dans un style brillant et ciselé, Christophe Carlier
offre à ses personnages une vie « à rebours », selon le
mot de Sébastien, qui peut basculer, mais ce ne sont que de piètres
comédiens qui improvisent, se trompent, oublient, parce que
justement ils « jouent la comédie », cabotinent, et cet
aparté ressemble bien plus à un miroir aux alouettes. Mais d’autres
caractères aussi doués pour la manipulation que leur auteur
échappent à son emprise pour continuer le jeu de rôles avec le
talent d’une Madame de Merteuil qui brouille le « je »
pour pervertir le sens de celui qui consent à se découvrir enfin.
Aline Sirba, 19/12/2012.
Chronique du 16 décembre 2012
"Pour
Santos, qui porte en son prénom tous les personnages de ce livre."
Il commence par un portrait
souvenir émouvant de son grand-père Antonio, figure tutélaire, si proche par
l’amour qui les unit, et parfois si lointaine : « De ce mot exil qui me déplaisait, lui ne disait
jamais rien. […] Inconsciemment, je pressentais que ce mot était trop grand
pour ma bouche de gosse, trop profond pour mes huit ans. » Ce sont donc des
sensations, des mots inconnus, des bribes de conversations surprises que livre le
narrateur d’abord enfant, qui ne parle pas la langue de ses grands-parents, et ne
connaît de l’Espagne que ses contours sur une carte de géographie. L’exil est en
premier lieu celui de la terre natale : les huit personnages qui donnent
chacun leur prénom aux nouvelles sont des espagnols déracinés par la guerre
civile, qui ont fui vers une terre vierge de souvenirs, mais qui cherchent malgré
tout à reconstituer un mode de vie à l’espagnole : la grand-mère du narrateur défie
la solitude des HLM et continue, par instinct grégaire, à « descendre sa
chaise sur le bitume [pour] retrouver quelques unes des femmes du camp […] pour
des conversations au long-cours. » Cette petite communauté se compose de vies
éparses, avec son coiffeur volubile, Jacinto, son cantonnier taciturne, Manuel,
et même son marchand de glaces, Francisco.
L’exil est aussi linguistique, le
grand-père « taiseux » ne parle que français à son petit-fils, émaillé
de quelques mots espagnols familiers, comme l’appellatif affectif « chiquillo »
qu’il lui donne. L’enfant est bercé par la langue que les adultes, ceux de la
génération de ses grands-parents, parlent entre eux pour évoquer des événements
passés ou sombres, ce qui revient souvent au même : « Dans la
voiture, mon grand-père ne cessait de parler en espagnol pour me cacher son
émotion. […] Ils m’avaient complètement oublié sur la banquette arrière. J’avais
sommeil, je crois que je fermai les yeux. » Cependant, ils sont nombreux à
vouloir parler, à rappeler l’importance de la transmission : « un
jour viendra, crois-moi Antonio, un jour tu devras lui raconter, lui parler,
comme tu aurais dû le faire pour toi-même ; comme nous aurions tous dû le
faire ; pour s’en débarrasser, se purger du poison de ce que nous
n’appelons même pas nos souvenirs ; il le faudra ! Ou ils
t’étoufferont… ». Les mots sont durs, violents, ils secouent. C’est pour
cela que la littérature vient au secours de l’histoire pour dire cette vérité,
même si beaucoup de salauds sont encore vivants, et nombre de victimes
inconnues.
Les questions sont tout aussi
malaisées à poser, et bien souvent le narrateur même s’interdit les siennes,
par peur, par pudeur, et s’il finit par restituer la parole à ces oubliés de la
grande histoire, longtemps le silence reste contagieux, comme si
l’interrogation se doublait d’une peur intuitive mais indéfinissable. Alors,
quand les mots restent au bord des lèvres, l’imagination fait office de
souvenir et invente des histoires quand les hommes se refusent à les
conter : « Un écu ! Manuel en avait un au doigt et je n’eus pas
été autrement étonné si son balai s’était mué à cet instant en destrier blanc
et ombrageux. » ; le pays aux traits flous devient aussi, par la
magie d’un prénom prononcé, une contrée exotique : « Marisol, c’était
cela : le lointain. » Apparaissent peu à peu les lignes d’une culture
que le narrateur s’approprie en même temps qu’il apprend la langue des origines.
Dans la nouvelle éponyme, Barto n’a pu emmener dans son exil que quelques
livres proscrits par la dictature franquiste : « sur tout un mur, en
rangs serrés, des livres dans une langue que je ne comprenais pas. Grand-père
s’en approcha, passa ses doigts sur leurs dos, sur les mots de cette langue.
[…] –Tu les as gardés… Comment as-tu fait ? [ …] –Je n’en sais rien,
je crois bien que c’est plutôt eux qui m’ont gardé, protégé […] ». Les
mots sont palpables, tangibles, et c’est peut-être là que réside toute la
beauté de cette écriture au fond si simple : la culture survit par la
force des hommes qui la portent en eux et la transmettent à d’autres, comme un
acte de résistance au silence. En l’occurrence, c’est le narrateur qui prend le
relais de ces histoires et les recueille pour en être le dépositaire. Devenu
adulte, il se rend en Espagne, à la rencontre des gens que son grand-père a
côtoyés, poursuivant jusqu’à l’obsession les fantômes vivants, entrant dans ces
vies minuscules en apparence, mais en réalité saisissantes ; il fait la connaissance
de Dolorès, éternelle insurgée contre le bâillonnement de la parole : « Ce
pays est en fuite depuis trop longtemps et moi je n’ai plus la force de courir,
alors je te passe mon témoin. […] grâce à toi j’existerai encore ». Dolorès
ne lui ouvre pas seulement les portes de sa mémoire, elle lui offre du
romanesque, elle qui a connu Federico Garcia Lorca, tout comme Don Miguel
Jaime, qui rappelle Cervantès par le mystère qui nimbe sa personne et par son
prénom, auquel le narrateur accole un titre d’honneur réservé aux nobles
d’Espagne, comme pour remplacer son bras amputé par trois lettres qui lui
redonneraient sa fierté et le sauveraient de l’anonymat dans lequel la guerre l’a
plongé.
Ce « post-scriptum »
prend tout son sens dans sa valeur de témoignage et en même temps de mise en
garde contre les fossoyeurs de la mémoire vivante qui ressuscite toujours, sous
forme de vengeance ou de création. Ici, c’est l’hymne d’amour d’un petit-fils
pour son grand-père qui lui a transmis la richesse de sa culture, la curiosité
de l’autre et le goût des mots qui ont ce pouvoir de transformer la fange en beauté
éternelle.
Chronique du 5 décembre 2012
Roman sans frontières.
Les
Lisières, Olivier Adam (Flammarion, 2012)
Dans l’univers d’Olivier Adam, on trouve des personnages en manque d’ancrage, perdus, qui tiennent la barre tant bien que mal dans la tempête de la vie, emportés à marée basse par une vulnérabilité intrinsèque, mais projetés aussi vers de nouveaux horizons par un souffle plus fort : des histoires de funambules sans filet au-dessus des vagues de l’existence.
Ecrivain de métier, la quarantaine, père de deux enfants, Paul Steiner a été exclu du domicile familial par sa femme, Sarah, qui ne supportait plus le caractère de son mari, dépressif à ses heures, égocentrique, geignard, absent. Dès le début du roman, la voix de ce dernier dépeint sa « vie en pointillé » après cette séparation, ses enfants qui lui manquent, les longues journées à attendre, à ressasser comment il en est arrivé là, lui qui s’est toujours efforcé d’échapper à cette fatalité des contingences de la vie, en construisant la sienne « envers et contre »,contre le conformisme, le quotidien, allant jusqu’à déménager en Bretagne, rêvant maintenant du Japon, pour échapper au petit milieu parisien auquel sa condition d’écrivain à succès le destinait. Malgré toutes ces précautions contre les échecs possibles, il se retrouve à la porte de chez lui, expulsé de sa propre vie.
Sur fond de crise existentielle, Paul doit aussi s’occuper de ses parents vieillissants. Il revient alors dans la banlieue parisienne où il a grandi. Et dans un voyage intérieur aux allures de retour aux sources, il retrouve ses anciens camarades d’enfance, qui pour la plupart sont restés dans cette ville périphérique que pourtant, adolescents, ils ne rêvaient que de fuir pour Paris ou pour plus loin. C’est l’occasion pour Paul de mesurer la misère sociale et culturelle qui ne cesse de grandir dans ces villes que le temps et l’espace relèguent aux lisières, habitées par ceux qui naviguent entre métiers précaires et chômage, comme Stéphane, ancienne vedette du collège, maintenant caissier au Simply du coin, ou encore comme Sophie, adolescente rebelle devenue la réplique de sa mère, femme au foyer trompant son ennui dans un petit pavillon de banlieue où les préjugés et la peur de l’autre font le lit des extrémismes. Olivier Adam ancre son roman dans la réalité par un style percutant qui ne s’embarrasse pas d’euphémismes, qui cite les noms, les prénoms, les marques qui nous sont familiers à nous lecteurs, tout cela sur fond de crise, d’actualité politique inquiétante et du tsunami qui frappe le Japon en mars 2011. Le monde est en crise, qui se répercute dans les petites villes de province et dans le quotidien de chacun.
Paul exhume des idéaux fantasmés devenus caducs contre les frottements de la réalité. Il perce des secrets de famille, perçoit l’amour des siens, un amour qui manque de mots, de gestes, parce que la pudeur est un obstacle difficile à franchir. Malgré cela, il tente maladroitement de communiquer avec un père taiseux et une mère dont la mémoire est soluble dans le silence. Confronté à ses origines, Paul est bousculé dans ses propres opinions, lestées aussi de préjugés hâtifs : lui qui a rejeté en bloc cette vie pour prendre le large, il découvre que « là » rime avec « là-bas », que les sentiments profonds ne connaissent pas de frontières. Olivier Adam porte un regard sans concession sur son personnage, boiteux au sens propre comme au sens figuré, qui saisit un peu tard que la vie se charge de renverser les barrières, et que malgré les distances, les hommes se rejoignent sur l’essentiel, et « que tout le reste est littérature », selon le mot de Verlaine : « Je ne lui ai pas dit [à Stéphane] que j’aurais tout donné pour être à sa place, qu’à la sienne, j’aurais été chez moi depuis longtemps, que le quotidien avec Sarah et les enfants me manquait plus que tout, la petite routine du jour le jour, cet empilement d’habitudes et de rituels qu’on nommait, parfois avec mépris, la vie de famille. […] oui, j’aurais payé cher pour vivre ça jusqu’à la fin des temps ». Paul n’en a pas fini de se cogner aux multiples angles de la réalité, car les êtres sont comme les faces du cube porte-photos que possède son père et dont chaque côté est recouvert d’un morceau d’image qu’on peut recomposer, comme la vie. S’il revendique haut et fort sa position de n’être de nulle part : « je ne supporte pas de me sentir attaché. Par le passé. Par les liens familiaux. Par le travail. C’est précisément pour ça que je me suis barré […]. Pour n’appartenir à rien », c’est pour se contredire un peu plus loin : « Un instant j’ai pensé : il va falloir partir de nouveau. Il va falloir se sauver. Mais cela non plus n’avait aucun sens. Les enfants étaient là, et sans Sarah je ne valais pas un clou. C’était le contraire évidemment. Il me fallait regagner ma vie. » Il comprend qu’on échappe aux déterminismes par les choix qui font qu’on ne peut jamais se tenir longtemps sur le seuil, à la lisière, comme les villes périphériques qui deviennent elles-mêmes des centres aux limites repoussées, tendant « vers un cœur inexistant ». La concomitance avec les événements tragiques du Japon dévasté par le tsunami est révélatrice de ce passé si difficile à conjuguer au présent, car quand on veut le prolonger dans l’image biaisée du souvenir, il devient une lame de fond qui détruit tout sur son passage, les individus, leur fragile équilibre, comme autant de châteaux de sable.
Olivier Adam est un paléontologue de l’âme, étudiant ses différentes strates, temporelles, géographiques, culturelles, reconstituant vertèbre après vertèbre le paysage intérieur de ses personnages, jusqu’à leur donner une possibilité d’existence ; ces êtres boiteux tiennent quand même debout (le terme « lisières » désigne aussi des cordons qu’on attachait aux vêtements des enfants pour les soutenir dans leur apprentissage de la marche) par la force des liens qui les unissent et qui dépassent les non-dits, les mots qui manquent, les blessures qu’on s’inflige à soi-même et aux autres sans trop savoir pourquoi, dans une empathie qui doit oser franchir les limites. Les personnages sont vent debout et la lisière n’est que le commencement d’une autre zone, qu’il faut savoir dépasser pour trouver son centre de gravité. C’est à cette condition que de nouveaux départs sont possibles.
Chronique du 1er décembre 2012
Il était une fois…
Alamut pourrait d’abord sembler une
cité idéale, avec un souverain qui a lui-même pensé sa hiérarchie dans les moindres
détails, de beaux et forts jeunes hommes -les fedayins-, élite triée sur le
volet pour ses qualités guerrières et ses capacités intellectuelles, instruite dans
l’art de la guerre, de la rhétorique, de la religion, dans un équilibre entre
formation morale et éducation physique. Dans une partie cachée d’Alamut évoluent
des jeunes femmes, elles aussi éduquées selon des principes novateurs : on
leur apprend la poésie, la religion, le chant, la danse, la lecture, l’écriture
et l’art de l’amour. Elles mènent une vie insouciante dans un harem entouré de
jardins somptueux qui résonnent de leurs rires et de leurs chants. Un point
commun entre ces filles et ces garçons : ils ignorent leur existence
mutuelle et vivent dans la crainte et la vénération d’un chef baigné d’une aura
divine qu’il entretient lui-même en étant retiré dans sa tour, afin de nourrir
le mystère de sa personne. Il règne un ordre jamais discuté, des hommes et des
femmes vivent en pleine santé physique et morale : voilà l’image d’Alamut
pour le visiteur qui s’y aventure pour la première fois, comme les deux guides
du lecteur qui pénètrent dans la forteresse dès les premiers chapitres, la
jeune Halima, captive bientôt séduite par sa prison dorée, et Ibn Tahir, le
nouveau venu, entré de son plein gré au service de Seïduna pour une cause qu’il
croit juste.
Hassan Ibn Sabbâh attend l’heure
propice, lorsqu’il jugera que ses apprentis guerriers auront adhéré sans conditions
à ses préceptes pour le servir jusqu’à la mort. Mais en fin connaisseur de la
nature humaine, il sait que celle-ci est faillible, que des jeunes gens dans la
force l’âge ne sacrifient pas leur vie sans la certitude d’une récompense
suprême. Sentant qu’il doit donner un coup de pouce à son histoire pour la
rendre encore plus vraisemblable, il imagine asseoir définitivement son pouvoir
en assurant à ses fedayins le paradis après la mort ; pour ce faire, il invente
un subterfuge afin de leur donner un avant-goût des délices et des beautés célestes
que le Coran promet au bon musulman fidèle : Seïduna expérimente l’effet
du haschich sur quelques futurs combattants afin de leur entrouvrir les portes
de son paradis. Les jeunes femmes soigneusement éduquées et jalousement gardées
entrent en jeu, devenant à leur insu les houris d’une nuit pour quelques élus
qui goûtent les plaisirs, l’alcool et l’amour, interdits sur terre. C’est ainsi
que naissent les haschichins, véritable réserve d’hommes fanatiques rendus
capables de mourir à la guerre pour retourner goûter les joies du paradis
éternellement cette fois.
Les rouages de cette secte fondée
sur la supercherie tournent bientôt à vide : le paradis n’existe pas, les
jeunes gens sont la proie d’hallucinations et les femmes des esclaves asservies
au délire d’un homme fou de sa puissance ; tous sont appelés à jouer un rôle assigné
par leur chef qui a sur eux l’avantage du savoir, « partage[ant]
l’humanité en deux catégories fondamentalement différentes : une poignée
de gens qui savent ce qu’il en est des réalités et l’énorme majorité qui ne
sait pas ». Le grand maître, en soumettant son imagination à
l’épreuve de l’expérience, risque sa puissance : il croit diriger les actions
et les pensées des comédiens d’un théâtre grandeur nature, mais l’individu
échappe aux éventualités les mieux parées, aux hypothèses les mieux posées, par
ses désirs, ses sentiments, son imprévisibilité, gardant toujours un peu de son
libre-arbitre, aussi acharné soit-on à le lui ôter. Les passions, la curiosité,
la vie, le temps qui passe fissurent le meilleur des mondes. Les présupposés de
cette œuvre construite par la folie d’un homme s’effondrent : ceux qui ont
goûté l’ivresse des plaisirs se languissent de retrouver le bonheur et en
arrivent à rompre l’unité d’un monde qui n’a pas été conçu à leur mesure.
Le lecteur est transporté sur un
tapis volant dans une citadelle exotique, des centaines d’années avant notre
ère, dans un climat aux couleurs orientales, aux notes épicées ; tous les
ingrédients du roman d’aventures le tiennent en haleine, l’amour, la vengeance,
la guerre, le crime... On aimerait même reconnaître en l’auteur d’Alamut un double de Shéhérazade, qui
repoussait la mort avec des histoires, en éduquant le tyran par le pouvoir des
mots, plus puissants que la terreur.
Ce roman entre pourtant en
résonance avec le présent de l’auteur qui met en garde ses contemporains contre
les fanatismes de toutes les époques, contre les totalitarismes qui engendrent le
pire. Vladimir Bartol dépeint l’asservissement des foules sous les mirages
d’une autorité illégitime se développant dans l’outrance : les discours trompeurs
des grands dictateurs de son temps sont comme les déguisements de pacotille
rouges et dorés de Seïduna, attributs fictifs de son pouvoir qu’il revêt pour
se montrer à ses fidèles et les pousser à le servir jusqu’au bout de sa
volonté : ils ne font qu’aveugler les peuples par les intentions les plus
criminelles quand la connaissance est supplantée par le mensonge et l’ignorance.
Chronique du 21 novembre 2012
Vagues à l’âme.
Lame
de fond, Linda Lê (Christian Bourgois Editeur, 2012)
Linda Lê nous livre un roman
kaléidoscopique dans lequel apparaît, par le biais de sensibilités différentes,
la vision diffractée d’un même drame. L’argument est en apparence simple :
Van, un père de famille, a été tué, percuté par sa femme au volant d’une
voiture alors qu’il sortait du domicile de sa maîtresse. Quatre parties laissent
tour à tour la parole aux quatre personnages que sont Van, qui soliloque dans
le silence de son tombeau, Lou, sa femme et son assassin, Laure, sa fille, et
Ulma, sa demi-sœur et maîtresse. Cette dernière s’adresse à un psychiatre
imaginaire, tandis que Lou et Laure s’épanchent par écrit. Par le prisme de ces
voix qui jamais ne communiquent entre elles, on découvre l’histoire d’une
famille dont les membres se dévoilent dans des confessions qui parfois se
rejoignent, parfois s’éloignent, se révélant dans leur propre parole et dans
celle de l’autre. Le titre pourrait être ironique, tant l’adultère a fait les
beaux jours du vaudeville, mais l’événement tragique que constitue la mort de
Van laisse refluer les pensées les plus intimes et met au jour les failles les
plus profondes des personnages.
D’origine vietnamienne, Van est
élevé par une mère seule dans le culte de la culture française ; une fois le
lycée terminé à Saïgon, il s’exile en France. Après des études de lettres, il
devient correcteur désabusé dans une maison d’éditions et se marie avec Lou,
institutrice d’origine bretonne, exilée elle aussi à Paris, fuyant dans le
métissage une famille matriarcale, raciste et bien pensante, au sein de
laquelle elle n’est que le fruit d’une seconde noce, dans l’ombre de trois
demi-frères portés aux nues par une mère toute puissante et mal aimante. Laure,
la fille de Lou et Van, est une adolescente d’aujourd’hui, aimée par des
parents attentifs, et qui se cherche une identité, se réfugiant dans les marges
et la différenciation. Après vingt ans de mariage, Van rencontre Ulma, sa
demi-sœur, enfant illégitime, abandonnée par le même père, et élevée par Lily,
sa grand-mère maternelle, dont l’amour ne la comble pas suffisamment pour
pallier les insuffisances et les incapacités de sa propre mère.
Ces quatre personnages à l’âme
boiteuse découvrent peu à peu leurs faiblesses en remontant le cours de
leur ascendance : pères manquants, mères castratrices ou absentes. Il est
beaucoup question de tabous dans ce roman, en premier lieu celui de l’inceste
transgressé par Van et Ulma, qui n’est pas expliqué, comme un mystère de
l’alchimie de deux solitudes égarées dans ce monde, deux moitiés que le
souvenir du père fuyant a réunies, pour le meilleur et surtout pour le pire. Un
deuxième tabou est celui des racines : par prudence, par peur, on ne
revient pas sur les terres de ses origines, on tente d’oublier son passé, de
l’effacer, de construire son avenir dans l’opposition, par acculturation, en
tentant de sortir par tous les moyens de sa condition originelle. Van fuit son
pays, sa culture, pour s’en approprier une autre, fantasmée, idéalisée, et il
refuse de retourner au Viêtnam, malgré le désir et la curiosité de sa fille et
de Lou. Mais celle-ci refuse aussi de revenir en Bretagne, sa terre natale, où sa
mère l’a reniée quand elle a épousé Van. Ulma, quant à elle, a transgressé tous
les interdits, elle est allée au Viêtnam, elle a posé des questions, et c’est
par une véritable enquête généalogique qu’elle a eu connaissance de ce demi-frère
qui vit dans la même ville qu’elle, en terre étrangère.
Lorsque l’inconscient refait
surface, il désorganise la vie, mais on ne peut le séparer de la conscience,
c’est ce que cette polyphonie à quatre voix exprime, on ne peut compartimenter
sa vie et construire des digues autour des désirs secrets, des sentiments
inavoués, comme le pense Van : « amour conjugal, amour paternel,
amour défendu, trois femmes que je n’ai probablement pas su aimer comme il
fallait, puisque ce que je prodiguais à l’une, je le retirais à l’autre,
puisque, tout bien considéré, je n’ai pas été un mari idéal, ni un père
exemplaire, ni un frère parfait. » Mais Van se trompe, les femmes sont les
sujets, non pas les objets de l’amour ; l’idéal sonne creux, comme son prénom qui
résonne avec « vain », et comme sa parole qui n’a aucun pouvoir. Lui
qui s’est toujours payé de mots « n’[a] plus qu’à se taire », alors
qu’il existe pour Lou, Laure et Ulma, aux prénoms si proches dans les
lettres qui les composent, l’espoir d’une clémence de la justice, la confiance
en un jour nouveau, une parenthèse existentielle nécessaire qui se referme. Ces
femmes sont bien vivantes, pas de rancœurs entre elles, seulement des
interrogations, de l’appréhension, de la pitié parfois, de l’empathie aussi. La
distance ne parvient pas à les diviser, tant la vie est un tourbillon qui fait
se produire l’improbable et se rencontrer les contraires.
Chronique du 14 novembre 2012
Au commencement était le
souffle.
Anima, Wajdi Mouawad (Léméac/Actes Sud,
2012)
Un jour, Wahhch Debch rentre chez
lui et découvre le corps de sa femme enceinte, Léonie, sauvagement assassinée.
Il se lance alors à la poursuite du meurtrier, sans soupçonner que cette
véritable chasse à l’homme aux allures de polar va le mener du Canada, le pays
où il vit, aux Etats-Unis, dans les réserves indiennes, en passant par des
villes aux noms évocateurs et comme autant d’indices sur le chemin d’une vérité
qui le dépasse au-delà des bornes et des frontières. En effet, cette course
folle sera surtout le début d’une recherche de ses propres racines et l’amènera,
en véritable archéologue de la mémoire enfouie, à retrouver les traces de ses
origines d’enfant miraculé, seul rescapé d’un des plus grands massacres impunis
du siècle dernier, celui de Sabra et Chatila, au Liban.
L’originalité du roman de Wajdi Mouawad
tient en ce que tous les actes de Wahhch Debch durant son odyssée, ses paroles,
les protagonistes qu’il côtoie, sont vus et racontés par les animaux qu’il
croise lors de ses péripéties, animaux spectateurs, qui tour à tour, en
exprimant individuellement par le « je » la terreur et la pitié,
ressorts essentiels de la tragédie, en composent le chœur dans de courts
chapitres suivant au plus près les pas du héros en prise avec un destin
exceptionnel. Du chat témoin de la scène de crime initiale à la bête totémique
de Debch, le chien sauvage, en passant par les oiseaux, les insectes, les poissons,
animaux domestiqués ou ensauvagés par la main-même de l’homme, tous participent
au roman dans une visée universelle. Leurs sens permettent d’avoir une
perception aiguisée des actions des personnages et du déroulement de
l’histoire ; les points de vue diffèrent : « personne ne raconte la
même histoire », mais ils sont les prismes d’un même récit. Debch ressent une
connivence avec le monde animal, les abeilles se posent sur lui sans
crainte, les rats se laissent approcher, les chiens caresser, certains l’aident
parfois, comme cette mouffette qui le sauve d’une attaque par des hommes
hostiles, ou comme cet âne dont la salive est un baume salvateur sur les
blessures du héros ; ce dernier connaît leur langage, il murmure des paroles
aux chevaux avec lesquels il se sent des affinités particulières, tout comme il
connaît l’arabe, le français et l’anglais. Wahhch Debch n’a pas d’instinct
tueur, mais un instinct de survie ; c’est un animal domestiqué avant
de retrouver sa part sauvage lors de ce voyage initiatique. Chasseur malgré
lui, il est aussi bête traquée : son instinct lui dicte d’aller sur les pas du
meurtrier, en suivant « l’odeur de sang versé depuis des
millénaires », malgré les avertissements du coroner en charge de
résoudre le meurtre. La ligne de démarcation entre l’humanité et l’animalité une
fois effacée, il est guidé par un nommé Coach, qui va le mener par ses
instructions à travers une Amérique des réserves indiennes, divisées par le
bien collectif et par l’individualisme dont est issu Rooney, le meurtrier
assoiffé de sang. Nombreuses sont les analogies entre hommes et animaux, comme
les délimitations territoriales, ces zones dont les Indiens interdisent l’accès
à tout étranger au clan, même en dépit de la loi, en faisant valoir leurs
propres codes.
Wajdi Mouawad, à travers le
périple de son personnage de la noirceur vers la lumière, affirme avec force
que la diversité règne en maîtresse sur le monde. Choisir son camp, prendre
parti, c’est oublier l’autre, ne voir qu’un côté de la vie et jeter un voile
sur l’autre moitié, c’est-à-dire enterrer l’humanité plurielle. Renoncer à la multiplicité,
c’est prendre le risque de vouloir enfermer chacun dans un rôle inextricable,
et l’on voit bien que l’homme, comme l’animal, ne s’accomplissent que dans la
beauté d’un monde sans limites.
Chronique du 7 novembre 2012
L’Afrique s’accorde au féminin.
Photo de groupe au bord du fleuve, Emmanuel Dongala (Actes Sud, 2010, Babel, 2012)
Il est des révoltes qui ne font
pas les titres des journaux, et pourtant, ce n’est pas parce qu’on n’en parle pas
qu’elles n’existent pas. Emmanuel Dongala, écrivain d’origine congolaise et
vivant aux Etats-Unis, nous relate un de ces combats menés en Afrique par des
femmes d’aujourd’hui dans son superbe roman Photo
de groupe au bord du fleuve.
Il s’agit de l’histoire d’une quinzaine de femmes
grévistes travaillant sur le même chantier d’extraction de pierre, dans un pays
que l’on reconnaît comme celui de l’auteur, et qui décident un jour, sous
l’impulsion de l’une d’entre elles, de renégocier le prix du fruit de leur
labeur, du gravier qu’elles concassent à partir de la pierre brute, à mains
nues, à l’aide d’outils rudimentaires et pour un salaire de misère. Le roman
raconte leur lutte, qui ne dure que quelques jours, au bout desquels elles
attendent d’être payées au prix juste. Si l’on voulait résumer à grands traits ce
récit, c’est ce que l’on dirait. Mais un tel roman ne se limite pas à un simple
argument économique, il génère de multiples ramifications et autres subtilités,
d’histoires dans l’histoire, et c’est en réalité la vie de ces femmes
africaines qui est déroulée au fil des pages, des confidences, des secrets mis
au jour, de la révélation de soi et des autres dans l’action.
Le premier chapitre s’ouvre sur
le réveil de Méréana, qui s’apprête à aller casser la pierre comme chaque jour,
mais ce matin marquera un tournant décisif dans sa vie et dans celle de ses
compagnes d’infortune. Ce qui surprend au début, c’est le mode de narration si
particulier qui utilise le « tu » pour s’introduire dans la
conscience du personnage principal, comme si le narrateur l’interpelait, ou
comme si elle se parlait à elle-même, entraînant par ce tutoiement le lecteur
au plus près de l’héroïne et de ses pensées. C’est en écoutant la radio (qui
joue un rôle extraordinaire d’ouverture sur le monde pour ces femmes engluées
dans leur misère quotidienne), en voyant les cours du pétrole grimper, en
observant le train de vie des nantis du pays, que Méréana arrive à cette
conclusion : elle veut aussi profiter de cette opulence qui semble se
propager. Les choses vont vite : elle en parle « à une femme du
chantier, [... qui] en parla à son tour à une autre, […] et ainsi de suite. » Les voilà toutes
d’accord pour négocier le prix du sac de cailloux à la hausse, et Méréana élue
par ses congénères porte-parole de leurs revendications.
Le décor est planté, et au long
des négociations qui traversent toutes les couches de la société, les
interlocuteurs alternant pour finalement atteindre le sommet de l’Etat, la vie
de ces quelques femmes du chantier défile, dévoilant un peu de la part secrète
de Mâ Bileko, l’ancienne femme d’affaires ruinée, de Moyalo, capable de
« clouer un gendarme sur place rien qu’avec son regard », de
Laurentine Paka, la coquette du groupe, d’Anne-Marie Ossolo, emmêlée dans ses
histoires d’amours adultères, d’Iyissou la taciturne, de Batatou et ses bébés,
etc. Le narrateur conte ces histoires inoubliables en mettant au jour la
violence en général dont sont victimes les femmes africaines, et en particulier
ces quelques figures emblématiques qui doivent se battre tous les jours pour
leur dignité et leur respect dans une contrée où le machisme et la violence masculine
s’exercent dans toutes les sphères, où l’on cherche à faire taire les femmes un
peu trop en verve, où le viol, le mariage forcé, la répudiation,
l’intimidation, la spoliation, le meurtre organisé, sont encore trop monnaie
courante.
Pas de concession dans ce roman tellement
riche, où l’on mesure la détresse, en premier lieu celle des malades du sida, comme
Tamara, sœur de Méréana et victime de la maladie contractée par un mari volage,
et la négation par les pouvoirs de ce fléau dévastateur ; les préjugés ont la
vie dure, les femmes doivent lutter pour le droit à disposer de leur corps, de
leurs biens ; sans tabou sont évoquées les grossesses non désirées, l’ignorance
des filles ; l’école et les études sont souvent les seuls moyens de s’en sortir
par le haut, Méréana en fait la douloureuse expérience, elle qui a dû abandonner
un brillant avenir à cause d’une grossesse accidentelle, mais qui met un point
d’honneur à ce que ses propres enfants reçoivent une éducation, et qui
travaille au chantier dans le but de se payer une formation professionnelle ;
l’éducation pour tous est revendiquée, et on célèbre la réussite de Zizina (la
fille de l’une des grévistes) à un concours organisé par l’ONU, comme la
victoire du savoir sur l’oppression généralisée.
C’est en tirant les fils de ces vies
que l’auteur dresse le portrait d’un pays tout en nuances, car s’il rapporte le
clientélisme et la corruption, maux majeurs d’une société gangrénée par
l’argent et la soif de pouvoir, il raconte aussi la vie quotidienne de ces
femmes résolument modernes, à qui l’on s’identifie, car, envers et contre tous
les clichés et l’exotisme auxquels l’auteur ne cède jamais, le lecteur se
retrouve avec aisance dans cette population marquée par les préoccupations et
les idées de son époque, connectée au reste du monde. Ce sont des histoires de
femmes et d’hommes, souvent douloureuses, mais pas toujours, car l’humour
d’Emmanuel Dongala est là pour éclairer la photo, et on rit des crêpages de
chignons entre rivales, on se reconnaît dans les engouements pour la mode, on
palpite au rythme du cœur des amoureuses, on est happé par la vie virevoltante
qui court tout au long du roman, nos préjugés bousculés par la force de ces
héroïnes de tous les jours dont la solidarité, la générosité et la
détermination revigorantes nous suivent longtemps après avoir refermé le livre.
Aline Sirba, 07-11-2012.
Chronique du 31 octobre 2012
A travers les champs bleus, Claire Keegan (Sabine Wespieser Editeur, 2012)
Sont ici regroupées huit nouvelles de notre temps, toutes ancrées en Irlande, une terre entourée d’eau et qui semble n’être faite que pour une nature indomptable qui dicte aux hommes leur destin. Ces héros ordinaires cherchent à s’échapper de leur vie, à fuir tels des chevaux sauvages mais que l’écrivain rattrape par leur passé, leurs faiblesses, leurs malheurs. Les personnages de Claire Keegan sont des âmes errantes, comme celles qui peuplent les forêts et les légendes de ce pays. Les évocations des traditions irlandaises, vivaces dans chaque histoire, donnent ce goût d’intemporalité aux thématiques les plus modernes : place de la femme au sein de la famille et de la société, homosexualité, comme aux plus atemporelles : amours contrariées, relations entre parents et enfants.
Ils sont nombreux, sur les rivages, à rêver de recommencements, de guérisons de leurs blessures intimes esquissées par un narrateur pudique et empathique à l’égard de ses personnages qui se débattent dans leur solitude. Parmi ceux-là, une femme venue chercher l’inspiration dans une résidence d’écrivains et qui, par une mise en abyme vertigineuse, va trouver ce souffle créateur en la personne d’un visiteur improbable, dont elle va façonner un personnage par le biais de son écriture (« La Mort lente et douloureuse »). Cette figure est à l’image de beaucoup d’autres dans ces nouvelles : elles se cherchent, fuient en espérant trouver le repos ou l’oubli par tous les moyens possibles. Le prêtre de la nouvelle éponyme,« A travers les champs bleus », qui célèbre le mariage de celle qu’il a aimée autrefois, évoque ses regrets, ses doutes ; dans « Le Cadeau d’adieu », la jeune fille abusée par son père et qui s’apprête à partir de l’autre côté de l’océan, aux Etats-Unis, là où tout est pourtant possible, est déjà perdue, sans forces, sans plus aucune illusion sur la vie ; le jeune homme qui fête son anniversaire au sein d’une famille à jamais étrangère se dessine un avenir contre les préjugés (« Près du bord de l’eau ») ; on peut citer aussi Margaret Flusk, inoubliable héroïne de « La Nuit des sorbiers », qui aspire à deux nouvelles vies, la sienne et celle de son enfant, en conjurant l’infortune avant de s’embarquer pour un autre voyage, un ailleurs propice à la renaissance et au bonheur.
L’auteur puise dans les tréfonds de son pays pour peindre des individus en quête d’eux-mêmes, qui sont tous un peu aidés dans leurs recherches par quelques pouvoirs ou alliés obscurs : le Chinois guérisseur dans « A travers les champs bleus », qui parvient à répondre aux questionnements existentiels du prêtre en mal de foi :« Où est Dieu ? a-t-il demandé, et ce soir Dieu lui répond. […] Dieu est la nature. » ; la gitane diseuse de bonne aventure, qui prédit l’avenir à Margaret et lui trace presque le chemin dans lequel la jeune femme va mettre ses pas ; cette dernière elle-même un peu sorcière ; et, suprême magicienne entre toutes, disposant du pouvoir de vie et de mort sur les gens qu’elle transforme en créatures de papier, l’écrivain sans nom de la première nouvelle, qui pourrait bien être le double de l’auteur de ce recueil, saisissant des bribes de vie, les malaxant, les pétrissant, les réduisant à leur plus simple substance pour mieux en rendre la réalité et la complexité.
Claire Keegan nous montre un pays habité par des hommes rudes, des femmes au caractère bien trempé, comme Martha, dans « La Fille du forestier », qui a, double de l’auteur là encore, le pouvoir de raconter des histoires captivantes, au sens puissant. Ici, les femmes sont fières, elles sont, on l’a dit, un peu sorcières, elles attachent des symboles aux poules, aux chevaux, aux chiens, aux oiseaux ; sans animaux pas de femmes, et sans femmes pas d’hommes, à ce point que tout est parfois mêlé dans un monde renversé, pour exemples la chèvre humanisée nommée« Joséphine » dans l’ultime nouvelle, ou ce père commettant le crime d’inceste sur sa fille. La nature a horreur du désordre, et elle punit bien ceux qui en sont les auteurs.
Avec A travers les champs bleus, on découvre une lande farouche, la mer tout autour, son va-et-vient en sourdine, dont on entend le ressac presque à chaque page, et dans laquelle nombre de personnages s’immergent, risquant parfois de s’y noyer, mais qui ne risque rien n’a rien, comme ce brigadier solitaire et amoureux dans la nouvelle intitulée « Renoncement », qui part rejoindre sa fiancée en songeant à l’avenir incertain qui les attend. Car chacun des personnages de Claire Keegan doit trouver sa place dans la vie avec l’autre, et cette difficulté de faire cohabiter les désirs, les rêves de solitude avec ceux de ses semblables font des acteurs de ces récits des êtres ancrés dans une réalité mouvante. Dans ces nouvelles envoûtantes dont la fin est toujours un recommencement, le début d’une autre histoire, le lecteur suit l’auteur là où elle l’entraîne, à travers les champs bleus que la lumière inonde.
Chronique du 26 octobre 2012
L’hymne à la mère...
La Gardienne
du château de sable, Christian
Estèbe, (Finitude, 2012)
La Gardienne du château de sable évoque la peine et l’amertume, la
résignation aussi, qui sont le lot de cette femme et qui continuent de peser
sur l’auteur, comme des tares familiales, des tares maternelles. Pourtant,
comme une vengeance pour celle qui est née « bâtarde » et qui le
revendique, le fils veut tout dire de sa mère : la vie dure, les ménages
et la prostitution au vu et au su de tout le monde. Point de honte ici, la mère
est nue, c’est un objet d’écriture, comme son cadavre, ce qu’il reste d’elle
après qu’elle a poussé son dernier soupir, dès la première page. A celle qui
n’a pas droit à des funérailles, son fils dédie un « tombeau de
papier ». Pourtant, à l’inverse du genre littéraire du tombeau,
composition artistique en l’honneur d’un grand homme, il trace un portrait sans
concession mais aussi tout en nuances d’une femme tantôt objet, tantôt sujet, de
sa naissance à sa mort, et au-delà. Il ne cherche pas à édulcorer l’image de celle
qui a trimé toute sa vie pour élever ses enfants, allant même jusqu’à vendre
son corps, n’en tirant aucune honte, ni aucune fierté. Mal née, mal mariée, sans
le sou, elle a toujours su qu’elle ne pouvait pas sortir de sa classe, alors
elle fait avec : « courageuse et vaillante, juste, à sa façon ».
Elle s’accommode de sa situation, d’un mari fainéant, d’enfants encombrants, mais
dont elle clame l’amour au milieu des lamentations ; elle nettoie et se
salit pour l’argent, s’avilit, mais reste belle aux yeux du souvenir. Il est
compliqué d’aimer « chez ces gens-là », il n’y pas de parole pour les
sentiments : « S’agissait-il d’amour dans cette famille ? Par quoi
étions-nous liés ? Par elle, autour d’elle, sans doute ».
La violence se sent dans
l’écriture de l’auteur, qui lui en veut, à cette mère, d’être restée, et d’être
partie, elle qui l’a façonné (« Les chiens font pas des chats »), qui
l’a tant aimé, son fils prodigue, d’ailleurs elle lui trouve dès sa naissance
une vocation : tu seras prêtre, mon fils ! Mais ce dernier, après
quelques velléités religieuses, devient représentant en livres. Elle lui a tout
donné, à ce fils préféré, elle lui a tout donné mais aussi elle l’a gardé pour
elle, à tel point qu’il l’accuse de ses échecs amoureux, amertume d’un fils que
sa mère a voulu tout entier pour elle, l’empêchant d’avoir une vie à soi. C’est
donc bien elle, la « gardienne », celle qui défend jalousement le peu
qu’elle a, et le plus : son fils qui n’en n’a pas fini avec son complexe
d’Œdipe. Puisant dans ses réminiscences, l’auteur ne retranscrit que quelques
dictons populaires dont sa mère émaillait ses discours, comme si elle était
privée de parole aussi, et comme si c’était à lui, le fils écrivain, de trouver
les mots pour lui rendre justice. Il la déteste en même temps qu’il l’admire,
cherchant à se venger de ce qu’elle a fait de sa vie à lui, mais en réalité se
vengeant de ses propres incapacités. En définitive, il lui érige un tombeau de
reine, faisant et refaisant les châteaux de sable de la mémoire familiale qui
se laissent submerger par les vagues de la réalité, se raccrochant à une
photographie, un portrait, cherchant des détails ou les imaginant, achoppant
sur une fleur blanche dans les cheveux qui n’est en fait qu’une illusion
d’optique, car non, sa mère n’était pas une sainte, mais ce n’était pas non
plus une mauvaise femme. Ce livre est une déclaration d’amour, « ce livre
est la seule preuve d’amour ».
Dans ce récit beau et puissant par
la force de sa simplicité, où l’on voit l’usure des corps et des âmes qui se
délitent, qui vivent et qui meurent dans l’indifférence, c’est l’humilité de
« ces vies minuscules », pour reprendre l’expression de Pierre
Michon, que l’auteur a voulu réunir, la mère et puis le père, et puis lui, le
fruit de cette union qui, par la puissance de la mémoire cherchée et retrouvée,
fait se rejoindre « la réalité et la fiction », en construisant un
château imprenable, inaltérable, pour l’éternité de la littérature.
Chronique du 17 octobre 2012
Ceci n’est pas une guerre.
14, Jean Echenoz. (Minuit, 2012)
Parmi les
millions d’acteurs plus ou moins (d’ailleurs moins que plus) consentants qui
vont jouer leur rôle dans la Grande guerre, l’auteur extrait cinq destins
individuels, des hommes qui ont des prénoms, des noms, des métiers, des
familles, et qui partent vers ce qui ne doit durer que quelques semaines, et
qui durera quatre ans. L’attention se focalise plus particulièrement sur un jeune
homme prénommé Anthime, comptable dans une petite entreprise familiale, et qui
lui aussi va participer malgré lui à cette tragédie humaine.
Il s’agit de redonner une familiarité
et une vie à ceux dont les noms ornent les monuments aux morts des villages de
France. Pourtant, ce n’est pas avec de grands mots, de grandes phrases, de faits
plus ou moins héroïques déjà lus, appris dans les manuels scolaires, que Jean
Echenoz s’approche de la guerre ; ici, pas de date, juste une, « 14 »,
et encore, amputée de deux autres chiffres, (19)14, comme si l’on n’en
connaissait pas la fin, à l’instar des personnages ; et c’est ce qui est
singulier, car l’auteur écrit au présent, temps simple par excellence, temps de
l’expérience immédiate, de l’histoire, non de l’Histoire.
Jean Echenoz dépeint avec
sobriété la vie dans les tranchées, et avec cette économie de moyens il mène le
récit tambour battant. Il balaie délibérément d’un revers de plume les grandes
dates, les grands événements, parce que tout ça « a été décrit mille
fois » ; lui, ce qui l’intéresse, ce n’est pas « l’opéra »,
c’est la guerre à hauteur d’hommes, ce sont les figurants qui la composent et
qui s’animent dans les détails : les uniformes trop grands ou trop petits,
costumes qui sont distribués à des comédiens qui n’ont pas appris leur texte et
qui vont devoir improviser sur la scène de ce drame à échelle tellement plus
grande qu’eux, mis en musique par des orchestres officiels de pacotille qui tombent
au front comme les autres ; les jours se ressemblent, nul besoin d’emphase
pour comprendre les blessures, la peur, la saleté, les poux, la faim, la mort
de près. L’instinct grégaire est plus exacerbé que jamais : on veut rester
entre « copains », seuls repères parmi cette masse humaine et cette
promiscuité imposée des tranchées et des « boyaux ». Pour autant,
Echenoz n’épargne pas son lecteur : « Anthime a vu, cru voir encore
des hommes en trouer d’autres juste devant ses yeux, tirant aussitôt après pour
dégager leurs lames des chairs par effet de recul. » Voilà la
déshumanisation, symbolisée aussi par les animaux qui, privés de bergers, de
gardiens, de fermiers, reprennent leurs droits sur les humains, qui à leur tour
deviennent des bêtes traquées par l’ennemi dont on ne sait jamais trop bien qui
il est en réalité, ceux d’en face ou ceux qu’on ne voit jamais qu’à l’arrière,
prêts à fusiller pour l’exemple les déserteurs en puissance.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Toutes vos remarques, suggestions, et même critiques nous seront précieuses ! N'hésitez pas, commentez !