Laissez vous convaincre par cette critique enthousiaste avant de vous laisser emporter par ce livre foisonnant et chaleureux, comme l'Afrique qui lui sert de toile de fond et où des femmes courageuses se dressent avec le poing levé.
L’Afrique s’accorde au féminin.
Photo de groupe au bord du fleuve, Emmanuel Dongala (Actes Sud, 2010, Babel, 2012)
Il est des révoltes qui ne font
pas les titres des journaux, et pourtant, ce n’est pas parce qu’on n’en parle pas
qu’elles n’existent pas. Emmanuel Dongala, écrivain d’origine congolaise et
vivant aux Etats-Unis, nous relate un de ces combats menés en Afrique par des
femmes d’aujourd’hui dans son superbe roman Photo
de groupe au bord du fleuve.
Il s’agit de l’histoire d’une quinzaine de femmes
grévistes travaillant sur le même chantier d’extraction de pierre, dans un pays
que l’on reconnaît comme celui de l’auteur, et qui décident un jour, sous
l’impulsion de l’une d’entre elles, de renégocier le prix du fruit de leur
labeur, du gravier qu’elles concassent à partir de la pierre brute, à mains
nues, à l’aide d’outils rudimentaires et pour un salaire de misère. Le roman
raconte leur lutte, qui ne dure que quelques jours, au bout desquels elles
attendent d’être payées au prix juste. Si l’on voulait résumer à grands traits ce
récit, c’est ce que l’on dirait. Mais un tel roman ne se limite pas à un simple
argument économique, il génère de multiples ramifications et autres subtilités,
d’histoires dans l’histoire, et c’est en réalité la vie de ces femmes
africaines qui est déroulée au fil des pages, des confidences, des secrets mis
au jour, de la révélation de soi et des autres dans l’action.
Le premier chapitre s’ouvre sur
le réveil de Méréana, qui s’apprête à aller casser la pierre comme chaque jour,
mais ce matin marquera un tournant décisif dans sa vie et dans celle de ses
compagnes d’infortune. Ce qui surprend au début, c’est le mode de narration si
particulier qui utilise le « tu » pour s’introduire dans la
conscience du personnage principal, comme si le narrateur l’interpelait, ou
comme si elle se parlait à elle-même, entraînant par ce tutoiement le lecteur
au plus près de l’héroïne et de ses pensées. C’est en écoutant la radio (qui
joue un rôle extraordinaire d’ouverture sur le monde pour ces femmes engluées
dans leur misère quotidienne), en voyant les cours du pétrole grimper, en
observant le train de vie des nantis du pays, que Méréana arrive à cette
conclusion : elle veut aussi profiter de cette opulence qui semble se
propager. Les choses vont vite : elle en parle « à une femme du
chantier, [... qui] en parla à son tour à une autre, […] et ainsi de suite. » Les voilà toutes
d’accord pour négocier le prix du sac de cailloux à la hausse, et Méréana élue
par ses congénères porte-parole de leurs revendications.
Le décor est planté, et au long
des négociations qui traversent toutes les couches de la société, les
interlocuteurs alternant pour finalement atteindre le sommet de l’Etat, la vie
de ces quelques femmes du chantier défile, dévoilant un peu de la part secrète
de Mâ Bileko, l’ancienne femme d’affaires ruinée, de Moyalo, capable de
« clouer un gendarme sur place rien qu’avec son regard », de
Laurentine Paka, la coquette du groupe, d’Anne-Marie Ossolo, emmêlée dans ses
histoires d’amours adultères, d’Iyissou la taciturne, de Batatou et ses bébés,
etc. Le narrateur conte ces histoires inoubliables en mettant au jour la
violence en général dont sont victimes les femmes africaines, et en particulier
ces quelques figures emblématiques qui doivent se battre tous les jours pour
leur dignité et leur respect dans une contrée où le machisme et la violence masculine
s’exercent dans toutes les sphères, où l’on cherche à faire taire les femmes un
peu trop en verve, où le viol, le mariage forcé, la répudiation,
l’intimidation, la spoliation, le meurtre organisé, sont encore trop monnaie
courante.
Pas de concession dans ce roman tellement
riche, où l’on mesure la détresse, en premier lieu celle des malades du sida, comme
Tamara, sœur de Méréana et victime de la maladie contractée par un mari volage,
et la négation par les pouvoirs de ce fléau dévastateur ; les préjugés ont la
vie dure, les femmes doivent lutter pour le droit à disposer de leur corps, de
leurs biens ; sans tabou sont évoquées les grossesses non désirées, l’ignorance
des filles ; l’école et les études sont souvent les seuls moyens de s’en sortir
par le haut, Méréana en fait la douloureuse expérience, elle qui a dû abandonner
un brillant avenir à cause d’une grossesse accidentelle, mais qui met un point
d’honneur à ce que ses propres enfants reçoivent une éducation, et qui
travaille au chantier dans le but de se payer une formation professionnelle ;
l’éducation pour tous est revendiquée, et on célèbre la réussite de Zizina (la
fille de l’une des grévistes) à un concours organisé par l’ONU, comme la
victoire du savoir sur l’oppression généralisée.
C’est en tirant les fils de ces vies
que l’auteur dresse le portrait d’un pays tout en nuances, car s’il rapporte le
clientélisme et la corruption, maux majeurs d’une société gangrénée par
l’argent et la soif de pouvoir, il raconte aussi la vie quotidienne de ces
femmes résolument modernes, à qui l’on s’identifie, car, envers et contre tous
les clichés et l’exotisme auxquels l’auteur ne cède jamais, le lecteur se
retrouve avec aisance dans cette population marquée par les préoccupations et
les idées de son époque, connectée au reste du monde. Ce sont des histoires de
femmes et d’hommes, souvent douloureuses, mais pas toujours, car l’humour
d’Emmanuel Dongala est là pour éclairer la photo, et on rit des crêpages de
chignons entre rivales, on se reconnaît dans les engouements pour la mode, on
palpite au rythme du cœur des amoureuses, on est happé par la vie virevoltante
qui court tout au long du roman, nos préjugés bousculés par la force de ces
héroïnes de tous les jours dont la solidarité, la générosité et la
détermination revigorantes nous suivent longtemps après avoir refermé le livre.
Aline Sirba, 07-11-2012.