08/11/2012

Photo de groupe au bord du fleuve, Emmanuel Dongala

Aline Sirba, notre prodigue chroniqueuse, a découvert cette semaine un  livre qui correspond à tout ce que j'aimerais un jour éditer : la révolte salutaire, les femmes, l'Afrique, les bonheurs, les douleurs, les luttes des humains d'aujourd'hui, au travers du vaste monde.

Laissez vous convaincre par cette critique enthousiaste avant de vous laisser emporter par ce livre foisonnant et chaleureux, comme l'Afrique qui lui sert de toile de fond et où des femmes courageuses se dressent avec le poing levé.

L’Afrique s’accorde au féminin.

Photo de groupe au bord du fleuve, Emmanuel Dongala (Actes Sud, 2010, Babel, 2012)

Il est des révoltes qui ne font pas les titres des journaux, et pourtant, ce n’est pas parce qu’on n’en parle pas qu’elles n’existent pas. Emmanuel Dongala, écrivain d’origine congolaise et vivant aux Etats-Unis, nous relate un de ces combats menés en Afrique par des femmes d’aujourd’hui dans son superbe roman Photo de groupe au bord du fleuve.
 Il s’agit de l’histoire d’une quinzaine de femmes grévistes travaillant sur le même chantier d’extraction de pierre, dans un pays que l’on reconnaît comme celui de l’auteur, et qui décident un jour, sous l’impulsion de l’une d’entre elles, de renégocier le prix du fruit de leur labeur, du gravier qu’elles concassent à partir de la pierre brute, à mains nues, à l’aide d’outils rudimentaires et pour un salaire de misère. Le roman raconte leur lutte, qui ne dure que quelques jours, au bout desquels elles attendent d’être payées au prix juste. Si l’on voulait résumer à grands traits ce récit, c’est ce que l’on dirait. Mais un tel roman ne se limite pas à un simple argument économique, il génère de multiples ramifications et autres subtilités, d’histoires dans l’histoire, et c’est en réalité la vie de ces femmes africaines qui est déroulée au fil des pages, des confidences, des secrets mis au jour, de la révélation de soi et des autres dans l’action.
Le premier chapitre s’ouvre sur le réveil de Méréana, qui s’apprête à aller casser la pierre comme chaque jour, mais ce matin marquera un tournant décisif dans sa vie et dans celle de ses compagnes d’infortune. Ce qui surprend au début, c’est le mode de narration si particulier qui utilise le « tu » pour s’introduire dans la conscience du personnage principal, comme si le narrateur l’interpelait, ou comme si elle se parlait à elle-même, entraînant par ce tutoiement le lecteur au plus près de l’héroïne et de ses pensées. C’est en écoutant la radio (qui joue un rôle extraordinaire d’ouverture sur le monde pour ces femmes engluées dans leur misère quotidienne), en voyant les cours du pétrole grimper, en observant le train de vie des nantis du pays, que Méréana arrive à cette conclusion : elle veut aussi profiter de cette opulence qui semble se propager. Les choses vont vite : elle en parle « à une femme du chantier, [... qui] en parla à son tour à une autre,  […] et ainsi de suite. » Les voilà toutes d’accord pour négocier le prix du sac de cailloux à la hausse, et Méréana élue par ses congénères porte-parole de leurs revendications.

Le décor est planté, et au long des négociations qui traversent toutes les couches de la société, les interlocuteurs alternant pour finalement atteindre le sommet de l’Etat, la vie de ces quelques femmes du chantier défile, dévoilant un peu de la part secrète de Mâ Bileko, l’ancienne femme d’affaires ruinée, de Moyalo, capable de « clouer un gendarme sur place rien qu’avec son regard », de Laurentine Paka, la coquette du groupe, d’Anne-Marie Ossolo, emmêlée dans ses histoires d’amours adultères, d’Iyissou la taciturne, de Batatou et ses bébés, etc. Le narrateur conte ces histoires inoubliables en mettant au jour la violence en général dont sont victimes les femmes africaines, et en particulier ces quelques figures emblématiques qui doivent se battre tous les jours pour leur dignité et leur respect dans une contrée où le machisme et la violence masculine s’exercent dans toutes les sphères, où l’on cherche à faire taire les femmes un peu trop en verve, où le viol, le mariage forcé, la répudiation, l’intimidation, la spoliation, le meurtre organisé, sont encore trop monnaie courante.
Pas de concession dans ce roman tellement riche, où l’on mesure la détresse, en premier lieu celle des malades du sida, comme Tamara, sœur de Méréana et victime de la maladie contractée par un mari volage, et la négation par les pouvoirs de ce fléau dévastateur ; les préjugés ont la vie dure, les femmes doivent lutter pour le droit à disposer de leur corps, de leurs biens ; sans tabou sont évoquées les grossesses non désirées, l’ignorance des filles ; l’école et les études sont souvent les seuls moyens de s’en sortir par le haut, Méréana en fait la douloureuse expérience, elle qui a dû abandonner un brillant avenir à cause d’une grossesse accidentelle, mais qui met un point d’honneur à ce que ses propres enfants reçoivent une éducation, et qui travaille au chantier dans le but de se payer une formation professionnelle ; l’éducation pour tous est revendiquée, et on célèbre la réussite de Zizina (la fille de l’une des grévistes) à un concours organisé par l’ONU, comme la victoire du savoir sur l’oppression généralisée.
C’est en tirant les fils de ces vies que l’auteur dresse le portrait d’un pays tout en nuances, car s’il rapporte le clientélisme et la corruption, maux majeurs d’une société gangrénée par l’argent et la soif de pouvoir, il raconte aussi la vie quotidienne de ces femmes résolument modernes, à qui l’on s’identifie, car, envers et contre tous les clichés et l’exotisme auxquels l’auteur ne cède jamais, le lecteur se retrouve avec aisance dans cette population marquée par les préoccupations et les idées de son époque, connectée au reste du monde. Ce sont des histoires de femmes et d’hommes, souvent douloureuses, mais pas toujours, car l’humour d’Emmanuel Dongala est là pour éclairer la photo, et on rit des crêpages de chignons entre rivales, on se reconnaît dans les engouements pour la mode, on palpite au rythme du cœur des amoureuses, on est happé par la vie virevoltante qui court tout au long du roman, nos préjugés bousculés par la force de ces héroïnes de tous les jours dont la solidarité, la générosité et la détermination revigorantes nous suivent longtemps après avoir refermé le livre.


Aline Sirba, 07-11-2012.